Tête et Bras

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 La salle se pensait spectatrice, enfermée dans le spectacle. Gorgyo parlait.

 “Je proposerais que chacun prenne la parole et ne brulent pas leur langue à restreindre leur opinion. Mauvaise ou bonne ou crue, injuste ou de justesse exemplaire, nous devons nous entendre. Nous ne pouvons pas juger en silence alors que déjà nous jugeons en ignorance. Je ne ferais pas un long discours. Mélék, premier à gauche, veux-tu commencer ? Ou Ztaav, premier à ma droite ?”

 Ce fut Ztaav qui prit la parole.

 “Tu fais bien de pas nous mettre une leçon dans les dents vu le cannon que t’as plongés fin fond du gosier. T’es beaux mots ils me filent l’horreur, là. Il se passe quoi, Gorgyo ? Qu’est-ce que t’a foutu ?”

 Qui sinon Kraka pourrait répondre avec la même hargne ?

 “Tu parles comment au chef ?! Il à déjà d- !

 - Kraka. Au Carco, t’es prête à décoincer les secrets, tu sors des histoires, des récits de commères, tu te prives pas des sentiments des autre pour tes jeux de mussettes. Mais pour le chef… T’as pas la honte dans le sang. On t’a p’t’être sorti de la grotte mais on jamais sorti l'animal de toi. Gorgyo, t’es notre chef, t’es mon ami, t’es pas mon dieux. Tu m'demandes de marcher une semaine sans boire ou bouffe, je marche. Tu m'demandes de te porter jusqu’à la mer, j’te ramène l’écume. Tu me demandes d’être un meilleur homme qu’hier, je l’suis, je le suis grâce à toi. Et puis tu m'demandes de juger un gars que j'connais pas, sur un crime que j’comprend pas, pour des boiteux qui nous pendraient. T’es pas mon dieu, Gorgyo. Dis-nous. Arrête de cacher des mots. Dis-nous ce qu’à fait Asquin.

 - J’ai tué.”

 Ztaav se tourna vers celui-ci. La caverne résonnait de mots creux qui se dénouaient dès les lèvres passées.

 “Pourquoi ?

 - J’étais ivre.

 - J’ai pas demandé ton excuse.

 - Je ne… Je sais pas.

 - On sait toujours. Il y a des raisons, mauvaise, mais il y a des raisons, des mensonges qu’on se répéte, qu’on se creuse dans le crâne. Pourquoi ?

 - …

 - C'est tout ? T'as tué, t'étais ivre et c'est tout ?

 - …"

 Où était Asquin ? Dans l’ombre, si vide, il en faisait parti. Où était Asquin ? se demande Asquin. Ztaav sait alors, alors Ztaav prononce ces mots.

 “J’appelle la peine capitale.”

 Et il entra dans le même mutisme que Gorgyo, la même défaite dans leurs yeux. Dans ceux de la troupe, la pupille avalait le visage. Et les gorges battaient leur plein.

 "T'es fou ! Qu'est-ce tu ! Ztaav, t'es fou, tu peux pas juste dire, on en a pas le pas le droit ! Pas le droit !

 - La Porte nous as refilé le droit, Mélék.

 - Parce que tu penses que tu penses que La Porte peut refiler, nous refiler un droit qu'ils ont, qu'il y a pas qu'on peut avoir ? Et tu demandes pourquoi mais tu donnes pas pourquoi !

 - Toi, quand tu parles pas bâtiment t'sais pas aligner deux phrases. Calm' toi et répète.

 - Je suis très calme ! C'est toi qui est fou qui demande à expliquer ce qui peut pas expliquer. T'as pas le droit de le condamne pas le droit ! Toi t'a toi Ztaav toi toi t'as tué toi t'a pas le droit ! T'as tué t'as tué

 - Répète autant d’fois que tu veux, tu te dédoubleras pas. Servirais à rien d’façons, la mort fait de la récidive. Si c’est pas le gamin de la semaine dernière, ce sera autre chose.

 - Nan, nan, rejette pas retourne pas t’étais pas obligé de faire ce que t’as fait, pas la semaine dernière, pas aujourd’hui, pas maintenant ! Pourquoi ça doit finir comme ça ?!

 - Parce qu’on est dans un monde furieux où les gens se laissent pas tranquille ! On n’est plus dans le ruines où y’a qu’nous et Praïzan. Tu passes les murs, les gens sont blottis contre le froid, tous ensemble, dans leur maison, peau à peau. Et d'la peau, y'a des choses qui naissent.

 - Quoi, de la mauvaise soupe ?!

 - Hmm, nan. L’amour. La haine. Tu touches l’autre, tu fais partit de lui, y’a pas de viscère solitaire dans l’homme. Elles s'enlacent avec des clous. Alors quand on est charognes, on emporte bien plus que soi dans la tombe. Il y a pas de mal dans t’ça, j’préférerais toujours vivre la haine d’un autre que d’aimer seul. C’pour ça, Mélék, que ça finit toujours comme ça. Parce que quelqu’un qui tue quatre membre d’un village, c’est une tragédie pour cent. Parce que même dans une ville morte, les gens se laissent pas seuls.

 - Mais pourquoi ? Pour ça lui faire ça ? Pourquoi la capitale ?

 - Parce qu’il la veut.

 - Quoi ?

 - Regarde-le. Dis-moi qu’il veut vivre.”

 Quelle vision alors d'Asquin ? On épie l’abysse, et lui n’épie pas en retour. Il doit y avoir dans cette obscurité bien des mots, maintenant ne manque à la troupe qu’un alphabet du vide. Ztaav seul le lit.


 Grandpont parle.

 “C’est pour ça. Gorgyo, date des meurtres ?

 - Il y a cinq jours.

 - Condamné deux jours plus tard. Porte est lente et juge lentement. Si l’accusé plaide coupable… Pas de dossier. Pour ça.

 - Nous n’avons pas terminé le tour de table. Grandpont, tu parles déjà, ton avis ?

 - Même que Ztaav. Capitale.

 - Pourquoi ?

 - Draone veut sa mort. La Porte veut sa mort. La Justice, quoique absente, veut sa mort. Plus personnellement. Ma vraie raison. Ne pas briser le contrat. Un danger pour la troupe. Capitale.

 - Mais justice quelle justice ? Quelle ? Tu dis toi-même absente justice absente pourquoi elle voudrait sa mort ?

 - Quatre morts, Mélék.

 - Mais, on peut pas… On peut pas faire ça un autre humain, on peut pas juste tuer… Ça ne peut pas se passer comme ça, juste comme ça… On n’a pas le droit.

 - Gorgyo l’a dit, nous av-

 - Non, non, je parle pas de ça. On, nous, individus, n'avons pas le droit de sa vie et de sa mort car nous, nous tous, pour des raisons qui sont à nous, sommes incapable de juger du crime d’un autre. On à tous… quelque chose derrière nous, toi Ztaav, juste derrière. Toi Kraka, toi Grandpont, toi tous, vous tous, vous ne pouvez pas, vous en devez p- C’est ça, vous ne devez pas le juger ou vous vous jugez ! Et son châtiment est le vôtre !

 - Mélék. Tu as raison. Seul. Incapable de juger. A deux, incapable de juger. A huit, la troupe juge.

 - Non.

 - Pas de droit individuel. Aucun droit moral.

 - Non non

 - Mais coutume judiciaire de consensus.

 - Non non vous êtes fous, c’est pas pas c’est pas la justice pas la justice, c’est quoi la justice ? Hein Grandpont, c’est alors la justice ?

 - Rétablissement de la morale.

 - Pardon ?

 - Meurtre de quatre, tragédie pour cent. Une catharsis pour restaurer l’âme. Justice de Praïzan. La justice est différente partout. On n’est pas autre part. Au pas de La Porte et de sa justice d’abandon. Pas de catharsis, évitement seulement.

 - C’est tout ?

 - En vérité, non. Réponse partielle. Vision des villages seulement, différente du sentiment de justice, différente de ma vision. Qu’est-ce que la justice ? Justice personnelle, pas d’importance. C’est à chacun, et à chacun il est permis d’avoir tort. Justice du Village, essentielle. Une valeur. Une autre. Dans leur contradiction, un conflit. Celui qui tranche, c’est la justice du groupe. Ne peut avoir tort. Il en va de la valeur de la vérité. Imagine : Homme tue un enfant. Le meurtre est prohibé, mauvais. Une vérité. Parent se venge et tue. Nous, individus, pouvons nous juger le parent coupable ? Oui. Non. Qu’importe, ici, les valeurs s’affrontent, pas de vérité. Mais la justice ne peut pas avoir tort. Doit être vraie. Alors elle juge. Tribunal. Qui forme le tribunal sinon les individus ? Une opinion peut être fausse, huit, dix, cent. Cent torts ne font pas une vérité. Consensus peut avoir tort. Elle peut avoir tort. Justice ne peut pas représenter la vérité. Pourtant son avatar. Tout ce qu’elle dit est-il vrai alors ? Est-ce qu’elle ne représente pas la vérité, plutôt est-elle la vérité ? Pourtant, en abandonnant Asquin, il nous abandonne la vérité; ils s’en contrefoutent. Inacceptable. Ça ne peut pas être la justice. Elle m’est trop précieuse pour que je la laisse dans cet état. Qu’est-ce que la justice ? Des bibliothèques, pas une réponse. Toujours des visions. Rien d’autre. Dix manuscrits brûlés et pas une réponse. J’ai changé ta question. Pourquoi la justice ? Plus facile à répondre. Sans elle, plus de conscience commune. Plus de peuple. Comme le disait Ztaav, amour et haine. Survivrais pas sans catharsis. Difficile de respirer quand le village suffoque.

 - Et nous, on va survivre à ce qu’on va faire ?

 - Nous-

 - On est pas important, Mélék. On fait pas partit des villages. Des gars du dehors qu’aurons pas l’empreinte navrante. C’est qu’c’est parfait pour faire passer les embarras. Draone et La Porte, dans leur tête, Asquin c’est juste un embarras.

 - Et Dans la tienne, Ztaav ?

 - C’est un gars qui veut d’venir charogne. C’est normal quand on est épuisé, stérile et qu’on à la frousse de ce que nos ombres foutent le soir. C’est son choix, c’est sa main qui tient le glaive.

 - Ah bon, parce que moi je vois surtout que c’est nous qui allons le tuer !

 - A part Grandpont, personne à l’désir de le trépasser sous la couronne. On fera l’adieu à Praïzan si i’ faut, chassé comme on sera, faudra bien.

 - A part, comment ça à part Grandpont ?

 - Te chausse pas de surprise, tu l’connais, on l’connais. Grandpont, j’ai plus de sympathie à perdre avec toi, fais honneur à l’honneur que t’a pas et dis-nous : tu suivrais la troupe si on décidait de l’sauver ?

 - Non.

 - Comment ça, non ? Comment ça, non ! Ce serait le choix de la troupe, le choix décision de huit et t’as dis pas un deux pas trois mais tous à décider, tous ! Nous, d’accord sept, pas le consensus mais sept c’est la troupe plus que toi, c’est Gorgyo ! Comment ça, non !

 - Survie de la troupe.

 - Mais c’est la troupe qui a choisi !

 - La troupe peut faire des erreurs.

 - Mais et la justice alors ?!

 - L’affaire lui à été retiré quand Draone s’en est mêlé. Politique pour eux. Mortel pour Asquin, tragédie pour toi.

 - Et pour toi

 - Fatalité. Non car les dieux l’ont choisit mais parce que La Porte en à décidé.

 - Sacre pas les hommes, surtout pas ces hommes-là. C’est quoi ? Tu penses qu’ils ont le destin, t’as peur d’eux c’est ça ? C’est ça. T’as peur, Grandpont. C’est tout. J’y crois pas, toi, t’as peur ?! Et toi Ztaav ? Et toi et vous vous avez tous peur, tous, tous, peur ! C’est pas croyable, je le vois, vous battez la pétoche ! Je le vois, votre cœur qui part en pétard, j’entends, j’entends, c’est une explosion qui finit pas, qui finit jamais. Votre cœur, il vous détonne dans le ventre, je le vois votre sang de couard qui court la veine et qui revient, et qui revient parce que la veine revient toujours. Ça fait des tours, et la peste revient au cœur ! Vous êtes fou, vous malade de peur


 Vous avez peur, non ?"

 Ta dignité est belle, Mélék. Ton tombeau ne le sera pas.


 “Deux ont parlé. Nous reparlons de ton opinion, Grandpont, mais pas maintenant. Maintenant, tu n’es pas notre sujet. Kraka, ton avis.

 -Vous le connaissais. Il ne sert à rien d’aider les gens qui veulent pas s’aider. C’est comme ça, te mêle pas de ce qui te regarde pas. C’est un coup à s’encorder à une mauvaise chose. C’est… C’est incohérent vos affaires. Toutes ces paroles, comment vous faites pour ouvrir la bouche avec cette muselière ?

 - Et donc ?

 - Et donc merde. C’est Gorgyo qui décide, il dit capitale, c’est capitale.”

 “Ton avis, Carco ?”

 Carco, gentil Carco, méchant Carco, Carco qui ne dit rien et dont on ne peut rien dire. Parlons donc du silence qui s’entend, de ce grand bruit d’accalmie torrente qui tempête dans le ventre de l’homme. Le muet y est sourd, le sourd y est intime et Carco, qui n’en est rien, y entend Vanoe, crier, crier, ce vacarme où rien ne se dit vraiment. Ah, voilà l’homme solitaire qui vomit ses peurs. Voila le Carco qui à mangé ses secrets.

 Il faut retourner au silence, en avoir la certitude

 Oui, c’est certain, les mots ne restent pas. A peine si l’on s’entendait à Vaoné. A peine si le silence nous entend. C’est la cécité de la langue.

 Carco, gentil Carco, méchant Carco, Carco qui ne dit rien et dont on ne peut rien dire. D’un doigt, il pointe Asquin, de l’autre il acquiesce.

 “Profoï ?

 - Moi qui te parle ici, je suis coupable, je vais parler moi-même, c’est de moi que dépend la pesée, l’équilibre. Un homme devient ange ou monstre puisqu’on nous fait tuer, morbleu ! Et dis-moi qu’il vaut mieux punir que pardonner ! Non, le crime vous tient. Partout vous le traînez. J’appelle la peine capitale. Ce pacte eut les morts pour témoins, c'est justice, et j'approuve au seuil de mon tombeau.”

 Alors, Profoï le vide regarde le vide qu’il avait condamné. Il voulait des mots à lui. Sans même avoir l'espoir de le défendre, il voulait des mots pour au moins condamner d’une conviction intime, terrible mais intime. Il était coupable, peut-être, mais ce n’était pas du choix de Profoï d’utiliser ce mot. Dans aucun texte n’avait-il lu ‘l’innocence’.

 “Lok… ? Lok ? Lok Da Sab, ton avis ?

 - Quoi ?

 - Ton avis à propos d’Asquin.

 - Non. Non, je… Je peux pas. Non.

 - Ne veut pas. N'avons pas à forcer cette décision. S’il veut partir…

 - Non, non. Je ne veux… Je ne veux pas partir. Je veux, c’est-à-dire que je veux…”

 Trouver le mot. Le. Il doit bien y en avoir un, celui qui résous tout, qui porte dans sa lettre toute les contradictions et dans le son exauce leur résolution devant le tribunal du monde. Voilà une vérité, voilà la Vérité pense Lok. Voilà ce qu'il lui faut. Tout simplement, le paradis dans un mot.

 Se cache-t-il à droite ? Non ? Alors sous cette chaise ou dans les bougies ? Peut-être il se réfugie dans la bouche d’un autre, dans la mémoire d’un amnésique ou le courage des peureux ? Peut-être Asquin le porte-t-il dans ses yeux ?

 Lok saute de sa chaise et fuis la salle. La porte se referme derrière son corps, les pupilles ont fermés l’œil sur son esprit.

 La troupe à du être surprise, si elle proteste elle n’en montre rien car ils ne sortent pas. Lok peut presque imaginer Gorgyo les rassurer, les convaincre qu’il n’est pas nécessaire de l’obliger à juger, que l’on peut finir cette mauvaise affaire à sept, qu’il le faut. Et ils le suivent, ils le suivront toujours. C’est son sang qui fait battre leur cœur. Même dans le sien, il coule, sang infect des rêveurs, sang doux de douleur qu’il se tue à essayer de se convaincre de tuer.

 Connerie que la justice, connerie que les rêves, connerie que la connerie, co- Il faut laisser. Dormir, se laisser, comme dirait Ztaav. C’était une belle nuit qui commençait, froide pour une nuit d’hiver mais à six, en chaos sur le porche d’un vieux palais, ils avaient chaud dans cet air qui avait trop de paix dans le vent. Revenir à cela, revenir à la nuit où il mourrait encore. Il faut se laisser. Dormons.

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