L'Enfer est une question

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 On entre alors dans la fournaise, marmite d’airain suant de viandes bouillies où, sous les longs feux encendrés, se lèche, coule, graisse et s’engraisse l’obésité d’un gibier serein. Cuit, cuit là où s’abritent des cœurs d’enfer grondant de leurs démons esclaves. Tout le long, des tables, des tables gorgés d’aliments d’un vert d’été, brulant comme des soleils ; tout dégouline sous les brasiers, les fruits comme les verres, les pommes comme celles de la terre. Les établies croulent, en sont dévorés. Et que dire des hommes qui triment dans cette géhenne de bonne oie grillé, qui œuvrent aux porcs au lait et à l’ail de Mastin ? Ils luisent les mains dans la pâte, hommes de bronze, hommes d’airain parmi l’airain. Ici, on forge à finir les nuits, on prend la mort et on la fait donner vie, des cadavres on éloigne le cimetière. Ici, l’oignon, l’homme et la chair pleurent sous l’ardre nourricière. Sur les murs, pendent le rêve d’un cuisinier : des poêles, des marmites, des pots, des casseroles, et n’oublions pas les braisières, chaudrons, flamboirs, grillerans, narottes, pierrades, grattepains et tant et tant que le temps manque à énumérer ce dont rêvent les cuisiniers. Et là on grille et se crame dans ce grondement d’incendie, et le ventre enfin se nourrit des cendres de la vie. C’était la cuisine des seigneurs. C’était un enfer, et il ne reste maintenant dans cette grande salle vide qu’un Carco et sa marmitière. C’est déjà plus chaleureux.

 Il s’affairait à vider des poissons. Des alburnes d’Encoufle que La Porte leur avait donné. L’eau commençait à peine à bouillir dans le pot, et sur un pôtager de pierre, des poêles de fontes se reposaient dans le ronronnement d’un feu. Il découpait, tranchait et filetait ses ingrédients délicatement, trop peut-être. Il n’y avait pas le mouvement rapide, frénétique, le tac-tac de la main assurée. Le Carco ne répète pas en cuisine, il n’est pas un de ces acteurs-cuistots de la ville de Vanoé dont il a tant appris et dont il déteste tant le métier ; il préfère la lenteur. Après tout, la cuisine n’est pas un spectacle. Le mouvement est lent : le couteau passe comme dans l’eau, la tête de poisson roule, s’enroule de farine, cuit et la queue part dans la poussière d’écaille. Il n’y a pas d’empressement, pas de jeu de funambule ou de grivoiserie culinaire. Non, le Carco cuisine pour dix comme s’il était seul : en prenant son temps. Et puis Kraka.

 Quand on invite la bourrasque en enfer, les flammes grondent

 “Carco ! Mon Carco.”

 Et alors qu’elle bondit à travers la salle, bras et cœur ouvert, une météorite de joie, gentille et de tout ce qu’il y a de bon dans le monde, lui se tourne, tend les mains et un panier de pomme de terre. Elle s’arrête en craquant les pierres, les deux pieds dans la roche, l’âme au fond du dépit.

 “On te tend l’amitié, tu rends des patates.”

 Il ne dit rien.

 “On ne peut consentir à cet échange, il faut donc reprendre l’amitié, et prendre tes pommes de terre. Alors, un épluchoir ? un épluchoir ? Là !”

 Kraka, s’asseyant sur une table cassé, pris une patate, pris son épluchoir et croqua la patate.

 “T’étais avec Gorgyo, nan ?”

 Il reprit son ouvrage.

 “Il va se passer quoi ce soir ?”

 Il ne dit rien.

 “Qu’est-ce que vous avez à gardez tout ces secrets ? Ch’est shushpichieux, brmm, c’est suspicieux.”

 Le Carco d’une main fileta un poisson, de l’autre il tendit un doigt droit au cœur de Kraka. Et elle le toucha.

 “Non, il n’y pas de secret là-dedans, juste un creu- un cœur. Rien qu’un cœur. Il y a pas de grand mystère enfermé là-dedans, un peu de vie simple, rien de compliqué.”

 Un temps. Trop pour une respiration. Deux temps.

 “Rien à déchiffrer… Par contre toi, oh le meaux bystère- oh le greaux rystère- oh le b- les silences, kinte-à-mer !"

 Il ne dit rien, il continua simplement à cuisiner pour la troupe.

 "T'es un puits profond rempli d'eaux malade. En toute amitié, évidemment. Il y a plein de petits secrets scabreux qui barbotent là-dedans et croc croc, ils te mangent."

 Le Cargo attrapa une tranche de poisson et, avec tout le théâtre d'un cuisinier de Vanoé, le laissa couler dans sa gorge.

 “Et en plus tu les nourris. C’est pas bon les secrets. Tu sais, les gens, ils sont pas mauvais. Ils sont pas bons non plus. Parfois, on se croise, on fait des erreurs, mais il n’y pas de grand mal dans l’Homme. Juste on fait nos chemins, et parfois on se mêle. Ça peut donner du tout beaux, on se sépare plus à ce moment-là. Et c’est vrai, ça peut donner du mauvais, marrant qu’on se sépare pas non-plus quand ça arrive, mais il n’y a rien de bon ou mauvais chez nous, il y a juste les vies qui se mêlent. Mais les secrets, ça tord les chemins, les gens se retrouvent attachés ensemble dans un grand silence. Peuvent pas partir, ils font partis de la corde. Plus de liberté, plus de vie, plus que du mauvais. Et toi, Carco, t’as le mal des secrets.”

 Il ne dit rien, ce qui semble être une habitude.

 “En parlant de secret, t’as entendu ce qui est arrivé à la troupe du Kyonnite ?!”

 Il fit non de la tête, et ralentit son geste pour écouter l’histoire qu’allait lui raconter Kraka.

 “Il y a un an, le Kyonnite et son gros œil se met à épier une bonne affaire sur la rive Nord. Comme tout borgne qui se respecte, il emmène sa troupe jusqu’au village de Draone, pour voir de plus prés. Comme tout borgne, il se rend compte qu’il voit rien et qu’il y a pas d’affaire au nord. Il abandonne et commence à partir. Mais on le connaît, nous deux, quand il cherche, il trouve rien, et c’est quand il baisse les bras que la fortune le trouve. Le village de Draone vient le voir et lui dit qu’il y a une cargaison d’opale qui va arriver de la capitale, assez pour nourrir un des villages pendant un an. Ils lui disent qu’ils ont tout ce qu’il faut pour que la cargaison… disparaisse, si tu vois ce que je veux dire, et qu’ils vont tout lui donner, les détails du trajet, de la garde, des horaires, de tout, s’il fait une chose, une toute petite chose pour eux : un tout petit meurtre, rien que ça. ‘On a besoin qu’un gars disparaisse’, qu’ils disent. Il avait trop de secret sur les villages, mauvais ça. Le Kyonnite, évidemment, il accepte. Un œil sur le future, la dignité dans l’angle mort. Un an qu’il se pavane dans Praïzan avec une couronne d’or sur son petit crâne. Il bouffe ce qu’il sait pas chasser, porte ce qu’il sait pas coudre, et chie ce qui à plus de dignité que lui. Mais tout ça, ça tiens sur un secret parce que les villages ils aiment bien leur petit secret, ça et leur contrat. Il en passé un avec Draone. ‘Je tue, je dis rien, j’ai l’opale.’ Contrat scellé, on revient pas dessus. Le problème c’est que le Kyonnite, il a un œil sur le futur, sa troupe dans l’angle mort. Il y a deux semaines, l’un des membres a parlé. L'idiot a parlé si fort qu’on l’a entendu de Barabade jusqu'à la rive Nord. Et eux, ils l’ont bien entendue, ah ça devait hurler à la trahison à Draone. Le Kyonnite, il s’est réfugié sur la rive Ouest, on est pas près de le revoir par ici. Mais on a retrouvé un de ses gars, je sais pas si c’était celui qui a parlé ou un autre, on sait pas qui l’a tué, personne sait rien de lui. Même pas son nom… Il s’appelait Erastis.”

 Les rougeurs doucement s’éteignaient. La marmite avait été retirée du feu, et les poissons se doraient à la nuit.

 “Il se passe quoi ce soir, Carco ?”

 C’est tout à son honneur, tout à leur malheur, que le Carco ne se trahit pas.

 “Vous et vos secrets.”

 Et aux mots de Kraka, craqua la porte, un pied la fit sortir de ses gonds, et un autre l’enjamba.

 “Des secrets ? Des combines ? Y’a un pot aux roses sous c’manteau ?"

 Ztaav fit irruption comme il le fait toujours, au mépris du contexte et de l’air où se sentait encore la défiance, la mélancolie de quelques mots, toute une colère à l’égard du monde, et au fond, tout au fond, sur un vent qui passait entre les pieds, on sentait la honte du mensonge, et celle, plus profonde encore, de la vérité.

 “T’entre comment, Ztaav ?!

 - Comme je veux. Où est la mange ?”

 Carco claqua des doigts. Encore une minute. Kraka reprit.

 “Tu peux me dire ce qu’il va se passer, Ztaav ?

 - J’peux pas.

 - C’est la première fois que je te vois cacher quelque chose. Pourquoi ?

 - Parce que j’sais pas.

 - Quoi, mais Gorgyo- le chef te dit toujours tout !

 - Tu pense que l’chef est corniaud ? Il sait que j’peux pas planquer mes mots, si ça me prend l’envie, moi j’me décèle et j’me verse. Comparé à Grandpont, j’ai pas l’économie d’mes mots. Et puis, Kraka, c’est la décision du chef, tu vas contre là.”

 Cette dernière phrase fut prononcée avec un grand sourire, qui ne fit que grandir à la réponse.

 “Ah, non, c’est pas… veux dire, on est pas en train de… on va pas contre la sédition du chef- on va pas contre la dédition- contre la cessation- contre la sécession- contre- on va pas contre le chef ! Gardez vos secret !”

 Tout en riant, son interlocuteur lui tendit un plat croulant de poissons fumant.

 “T’inquète, j’lui dirais rien. Par contre, déballer des histoires pour faire honte, ça, ça m’dégoute, Kraka.

 - C’est pas-

 - Tu lui demande ses secrets et tu déballes pas les tiens. Parle-lui de la grotte d’où on t’a tiré.”

 Elle lui prit le plat et sortis sans se retourner. A leurs pieds, les feux ne craquaient plus.

 Le cuisinier ne posa pas de question et Ztaav y répondu de même.

 "T'inquète pas pour t’ça, c’est un vieux récit, un p’tit silence qu’elle garde proche de son sang. Pas le seul.”

 Le Carco, d’une main, lui tendit un plat, de l’autre, un doigt vers son cœur.

 “Bien sûr qu’j’ai les miens, et y’a bien qu’à toi que j’peux dire ça. Allez, on bouffe !”

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