III - Echo

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– Tu devrais suivre en cours de français au lieu d’écrire dans ton carnet, espèce d’idiote, bougonna Mendeleïev.

Je relevai la tête pour lui adresser mon célèbre sourire mêle-toi-de-tes-affaires, mais le jeune homme était parfaitement insensible à mon animosité factice. Il passa une main dans ses cheveux longs pour les ramener derrière son oreille, plus par habitude que parce que c’était vraiment nécessaire. Mendeleïev n’attachait ses cheveux que lorsqu’il était en colle ou en DST, le reste du temps ils se balançaient librement dans son dos et venaient parfois danser devant ses yeux.

– Dans un an et deux mois, il y a les concours. Le français, ça a un gros coefficient et –

– Je sais, le coupai-je. Mais je déteste le cours de ce prof. Puis j’ai le bouquin à la maison.

Cantor se pencha vers nous et lança d’une voix forte pour se faire entendre dans le brouhaha de la cantine :

– Aaaaaaaah ! Tu t’es mise aux bouquins ! C’est la meilleure chose du monde ! Une approche complètement différente du cours, c’est tellement enrichissant ! Ne te reste plus qu’à en acheter pour les maths et la physique !

– Le cours en lui-même est bien suffisant, et je n’ai pas trente balles à claquer dans un bouquin pour avoir une cinquantaine d’exercices de maths supplémentaires, rétorqua Mandelbrot.

– Puis ce n’est pas le sujet, il faut travailler en français ! dit Mendeleïev.

– Mais on s’en fout du français ! dis-je.

Mendeleïev fut tellement frappé par mon assertion qu’il manqua de s’étouffer et recracha un petit pois sur son plateau. Echegaray eut un sursaut de dégoût et reposa son téléphone sur lequel s’affichait une liste de mots anglais à apprendre pour le lendemain.

– Bon sang, mec ! C’est dégueulasse !

– J’y peux rien, c’est Lewis qui dit des trucs insensés ! répondit l’intéressé en me désignant du doigt.

Il n’y avait bien que ces quatre idiots – Mendeleïev, Mandelbrot, Cantor et Echegaray – pour m’appeler Lewis. Près d’un mois après la rentrée en prépa, plus exactement un mardi soir juste après une colle, nous avions fondé secrètement le Club de l’Iridium. Étaient venus ensuite des noms de code, choisis en fonction de ce que nous aimions le plus en maths ou en physique.

D’aucuns auraient pu critiquer ce nom de club et ces surnoms douteux, mais lorsqu’on suivait douze heures de cours de maths et neuf heures de cours de physique par semaine, on devenait un peu atteint. À tel point qu’en intercours, nous commentions nos démonstrations préférées et nos blagues les plus récurrentes étaient souvent des jeux de mots sur des théorèmes du cours, ou des éléments que nous manipulions en TP de chimie.

Anyway, chacun a sa méthode de travail. Du moment que Lewis s’en sort, nous ne devrions pas l’embêter avec ça, fit tranquillement Mandelbrot.

– Même, je trouve que tu devrais être plus attentive, fit Mendeleïev. Puis je suis curieux de savoir ce que tu écris dans ton carnet.

Je marquai un petit silence, comme pour chercher mes mots, même si je savais précisément ce que je voulais dire. Ces mots, je les pensais sans cesse. Ils m’envoûtaient et justifiaient mes raisons d’exister.

– J’écris des trucs qui m’inspirent, des bribes de poèmes, des extraits de chansons, des idées qui me viennent. Je n’ai pas la prétention de me dire artiste, mais j’aime les mots. J’aime jouer avec, j’aime leurs illusions et tout ce qu’ils représentent, la beauté et la justesse, puis le rythme et les images.

J’aimais mes mantras.

– Et tu fais ça en français ? dit Cantor. Je pensais que, justement, avec ton âme de littéraire qui a malencontreusement atterri en prépa scientifique, cette matière te plairait.

Je haussai les épaules.

– Je n’aime pas l’analyse scientifique que l’on a des textes, ce besoin fou de toujours tout ramener aux dates, aux évènements, cette rigueur scientifique. Moi, j’aime les poèmes pour ce qu’ils disent et la manière dont ils le disent. Les gens qui prétendent aimer la poésie mais connaissent plus les dates de publication des recueils que l’impression qu’ils dégagent n’aiment pas vraiment cela. Ils aiment les chiffres.

– J’aime les nombres, fit Cantor.

– Oui moi aussi, répondis-je amusée. Sinon, je ne serais pas ici.

– Oui, tu serais en fac de psychologie ou en prépa littéraire à analyser des essais de Hannah Arendt et des poèmes des Fleurs du mal, rit Echegaray.

– Eh ! C’est vraiment comme ça que vous me voyez ?

– Peut-être pas pour la fac de psycho, admit Mandelbrot.

– Je déteste Hannah Arendt, m’insurgeai-je !

– C’est qui, déjà ? fit Cantor.

– Une meuf que Lewis déteste, apparemment. Et sinon, c’est une philosophe, mais elle ne veut pas qu’on dise que c’est une philosophe. C’est quelqu’un d’assez chiant dans son genre, répondit Mendeleïev.

– Par contre, tu ne peux pas nier que tu aimerais travailler sur des poèmes de Baudelaire à longueur de journée, fit Echegaray.

– Certes, souris-je. Mais pour le moment, je me contente de faire des maths et de survivre en physique. En parlant de ça, il va falloir qu’on y aille. On est en amphi, et je déteste être dans le fond.

– Oh noooon, pas l’amphiii… râla Mandelbrot.

Je regardai un instant Echegaray verser trois sachets de sucre dans son yaourt nature. Il dut sentir mon regard, car il se justifia en marmonnant :

– Chacun ses addictions. Toi tes mots, moi le sucre.

Comme il avait raison…

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