I - Endianess

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– Arrête de sniffer mes carnets, bougonna M. Yann.

Je sursautai et me retournai vivement pour faire face au vieux libraire. La boutique était obscure car l’orage battait son plein et le courant avait sauté, même si cela était surtout dû au fait qu’une ampoule avait claqué depuis plus d’un mois et que M. Yann n’envisageait toujours pas de la changer.

Malgré les ténèbres, je devinai sans surprise le sourire râleur qu’il affichait derrière sa barbe grise. Il grommela pour la forme quand je lui projetai la lumière de la lampe torche de mon téléphone en plein visage.

– Je regardais juste ! protestai-je.

– Regarder, c’est avec les yeux. Tu ne peux pas tripoter tous mes carnets et ne jamais m’en acheter !

Je reposai le cahier à la couverture ouvragée sur laquelle mes doigts devinaient des arabesques en relief et des cristaux encastrés dans la couverture.

– Ils sont trop chers ! Je n’ai pas soixante balles à claquer dans ta marchandise !

– Tout d’abord, arrête de parler de ma librairie comme d’un repaire de contrebandiers ! Ensuite, c’est du fait main ! C’est de la qualité !

– Du fait main en Chine ? me moquai-je.

– Espèce d’imperti–

Je fus sauvée par l’arrivée miraculeuse d’un des clients réguliers – et peut-être le seul car je n’achetais jamais rien – de M. Yann. Il abandonna son parapluie au pied de la porte pour ne pas tremper les livres du libraire.

– Bonsoir !

Ça ressemblait plus à un « Bonsoaaaar » qu’autre chose, mais j’aimais bien M. Cavitae et je n’avais pas envie de me moquer de lui. Aussitôt, M. Yann m’abandonna pour se rendre dans la réserve, là où il entassait ses commandes et ses bouquins de collection, du genre toutes ses premières éditions de magazines de tricot depuis les années 1800 ou une poignée de bouquins érotiques signés Racine, même s’il refusait d’admettre qu’ils étaient faux.

Je me replongeai tranquillement dans les carnets du vieux libraire, fouillant dans les étagères à la recherche de la perle rare. J’avais déjà joué à ce petit jeu plusieurs dizaines de fois, mais je ne me lassais pas de parcourir ces reliques et de les comparer pour déterminer quel serait celui que je m’achèterais si j’avais la thune qu’exigeait M. Yann. Aussi connaissais-je tous les carnets par cœur, d’autant plus que personne ne venait jamais les acheter. C’était en partie dû à l’emplacement isolé, sombre et peu attrayant de la librairie, mais aussi – et surtout – au comportement exécrable du vieux libraire et à ses prix exorbitants.

M. Cavitae s’approcha de moi, et plus pour s’occuper les mains que par intérêt soudain, se saisit de l’un des carnets – celui à la couverture bleu nuit – et le feuilleta distraitement.

– Tu viens acheter ?

– Non, je regarde… répondis-je à voix basse.

Ce n’était pas la première fois qu’il me posait ce genre de questions, et je crois bien qu’il était un client plus régulier que moi, car même si je venais plusieurs fois par semaine après les cours pour lire dans un coin ou discuter avec M. Yann, il passait toujours à chaque fois que je venais, et je le voyais toujours repartir avec une pile de bouquins sous le bras. C’était devenu une sorte de rituel, aussi ne m’étonnais-je même pas lorsqu’il me demanda :

– Lequel est ton préféré ?

Je fis mine d’être indécise, même si nous savions tous deux que je choisirais le grand carnet pourpre aux reflets irisés et couronné de rosaces en filaments argentés. Je l’attrapai sans vraiment le chercher. Après tout, j’étais la seule à déranger ce coin là de la librairie – voire la librairie tout court – et je savais où se trouvait chaque carnet.

M. Cavitae me le prit délicatement des mains et j’en fus légèrement surprise, car il se contentait d’habitude de sourire avec la tendresse qu’on a pour les jeunes enfants, ou pour les jeunes adultes quand on prétend avoir tout vécu alors qu’on a seulement quarante ans. Il hocha distraitement la tête en contemplant les pages d’un dégradé subtil et aux constellations d’argent dans les coins, et je l’observai faire quelques instants.

Au moment où M. Yann revenait avec une pile de vieux livres en araméen (ne me demandez pas s’il lit vraiment l’araméen ou s’il a juste de suffisamment bonnes relations pour se procurer ce genre de livres, je n’en sais rien), M. Cavitae commenta distraitement :

– Tiens, je ne savais pas que vous vendiez d’occasion…

– Toute la papeterie est neuve ! s’indigna le vieux libraire.

– Pourtant quelqu’un a gribouillé sur la première page…

Horrifié à l’idée que quelqu’un ait pu abîmer la marchandise, M. Yann se précipita vers nous et s’empara délicatement de l’ouvrage, pour constater l’effroyable vérité. J’en étais moi-même très troublée, parce que je l’avais feuilleté par habitude, et j’étais certaine que les pages étaient aussi vierges qu’au premier jour.

Je craignis un instant que M. Yann ne m’accusa d’avoir abîmé le carnet, car j’étais bien la seule à les toucher, mais curieusement l’idée ne sembla même pas l’effleurer. J’étais une présence, une habitude. Il savait qu’il me trouverait presque à chaque fois dans un coin de sa librairie à lire, et j’étais une ombre en qui il avait confiance et qu’il – je dirai presque – appréciait.

– M. Yann… bredouillai-je. Le carnet était vierge tout à l’heure…

Il eut un petit haussement d’épaules et, mécontent, me répondit :

– Tu as mal vu, sans doute.

Je fus un peu blessée que le vieux libraire me réponde sèchement, mais M. Cavitae m’adressa un gentil sourire, comme pour me dire que M. Yann ne s’était pas rendu compte de la rudesse de sa voix et qu’il était dans son monde, comme d’habitude.

– Vous ne pourrez pas le vendre, alors.

– Non, en effet… soupira M. Yann. Déjà que personne ne m’achetait mes carnets…

Je me retins de dire « Personne ne vous achète jamais rien » et à la place sentit mon cœur vibrer d’espoir lorsque M. Cavitae proposa :

– Vous pourriez le donner à la jeune fille. Vous et moi savons qu’elle en rêve depuis longtemps.

– Le carnet n’est plus vierge, il a perdu de sa valeur. Tu serais toujours intéressée, petite ?

– Mais oui ! m’exclamai-je vivement. S’il vous plaît, M. Yann !

Mon enthousiasme dut l’amuser, car il toussa pour masquer son rire et bougonna à la place que pour une fois que je repartais avec quelque chose, c’était une chose que je n’avais pas payé et qu’il désespérait de me vendre ne serait-ce qu’un marque page un jour. Mais j’étais trop heureuse pour protester, et je quittai les lieux une heure plus tard, lorsque l’orage se tut enfin, mon carnet couleur prune bien à l’abri dans mon sac…

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