L'enfant nous fut confiée sevrée, à ses deux ans. Contrairement à mes espérances, elle avait survécu aux dangers du très jeune âge. Prénommée « Belle », elle ne l'était pas pour deux sous, mais sentait toujours aussi bon... Elle n'émettait jamais la moindre odeur révélant une quelconque forme d'agressivité ou de colère, et n'avait toujours aucune manifestation de peur à notre contact.

C'est quand l'enfant atteignit un âge suffisant pour s'exprimer de façon intelligible que la raison de ce comportement étrange se fit connaître : Belle était totalement dépourvue d'odorat, et donc ne percevait quasiment aucun goût ! Son incapacité à percevoir notre odeur étrangère de prédateur – dont découlait d'ailleurs sa capacité à se nourrir des choses les plus insipides ou au contraire les plus horribles – s'expliquait par cette atrophie d'un sens pourtant essentiel.

Ceci généra une interrogation : l'enfant garderait-elle ce handicap si nous la transformions ? Et surtout une inquiétude : ce phénomène était-il lié à sa capacité à émettre une odeur aussi délicieuse que protectrice vis-à-vis des prédateurs que nous étions ?

Ce dernier point préoccupait tout particulièrement mon père, qui l'avait évoqué avec nos anciens. Car enfin il était possible de voir là une évolution des humains leur permettant de s'affranchir de notre domination en domestiquant nos instincts de prédateurs. Et si d'autres enfants étaient nés de part le monde avec ces caractéristiques ?

Plusieurs années durant, de nombreux loups furent envoyés à la recherche de tels phénomènes : en tout et pour tout, seuls dix individus, mâles et femelles, purent être découverts. Tous furent admis dans une famille lycane et gardés sous stricte surveillance, malgré leur manque flagrant d'agressivité. En cela ils étaient identiques à Belle.

Inévitablement, ces humains aux yeux violets et au nez défaillant devenaient la coqueluche des clans où ils étaient accueillis : tous, nous étions sous l'emprise des senteurs enchanteresses dégagées par ces aberrations de la Nature.

Allions-nous devenir les esclaves de notre odorat ? Ces êtres dégageaient le parfum du danger, nous menaçant de domestication... Nous autres prédateurs sauvages assoiffés de sang et de meurtre étions aussi impuissants que des papillons attirés par une fleur vénéneuse...

Étions-nous en train de forger nos propres chaînes ?

Nous étions si peu nombreux par rapport aux humains... Nos vies bien plus longues – car sans mort accidentelle, nous étions immortels – ne compensaient pas la rareté des naissances, encore assombrie par les décès fréquents liés à la première transformation, qui se produisait généralement autour de la puberté.

Chaque fois que mes pensées me portaient à réfléchir à ces questions, j'en arrivais à la même conclusion. Et cette conclusion m'amenait à me précipiter vers Belle, enfin déterminé à dévorer celle qui, j'en étais certain, menaçait la survie même de mon espèce.

J'imaginais alors la saveur du festin qui m'attendait, et ma part animale se réjouissait de pouvoir enfin connaitre le goût associé aux arômes délicieux constituant sa signature olfactive si caractéristique.

Quel serait le bouquet dégagé par sa chair délicate ?

Aurait-elle un goût aussi subtil que son parfum ?

Et à chaque fois aussi je la respirais bien avant de la voir, et sa senteur enchanteresse annihilait en moi toute envie de la détruire. Elle réduisait à néant tous les sentiments de haine que je nourrissais alors, et qui étreignaient pourtant férocement mon cœur juste quelques instants auparavant, amenant le goût du sang à ma bouche...