XIX

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Rupture

Quarante-huit heures plus tard, Ratih quittait le domicile familial pour s’installer dans une petite chambre en ville. Malgré les exhortations de sa mère, elle n’avait pas voulu attendre le terme du délai octroyé par son père. Sa fierté le lui interdisait.

À la Villa Paradise, son réduit était exigu, mais neuf, propre et sans parasites. Ici, elle trouva, dans le secteur du marché, pour l’équivalent de cinquante dollars singapouriens la semaine, une chambrette aux peintures écaillées, une douche d’où coulait avec peine un filet d’eau froide, des cafards et cloportes dans les recoins humides et des punaises dans la literie, sans compter les fourmis dont les colonies dessinaient leurs trajectoires sur les murs et le sol.

Passé le premier effroi, cela lui rappela ses conditions de vie d’enfance, quand son père et sa mère tiraient le diable par la queue pour nourrir la famille et vivaient à cinq, avec ses grands-parents paternels, dans une baraque proche de l’insalubrité. Elle s’efforça de considérer tout cela comme provisoire. D’ailleurs, cela le serait forcément, parce qu’à ce tarif-là, ses finances n’y résisteraient pas longtemps.

Une dernière épreuve l’attendait : annoncer à Lia son retour, avant que quelqu'un d’autre ne le fasse. Bien plus que celle de son père, qui l’avait prise un peu au dépourvu, mais ne l’étonnait pas outre mesure, elle craignait la réaction de sa fille.

Depuis deux ans, Lia, en effet, s’était habituée à une vie dans laquelle sa part d’indépendance s’était accrue, en dépit de son inscription dans une école coranique aux préceptes fermes. Son père, comme la plupart des divorcés, compensait son éloignement par des cadeaux souvent extravagants au lieu de subvenir à l’essentiel et elle… n’avait guère fait mieux. Quant à ses parents, ils étaient un peu dépassés par l’évolution de leur petite fille, hier agréable et obéissante, aujourd’hui indépendante et rebelle. Le retour sous l’autorité maternelle ne serait peut-être pas si simple, Ratih en était consciente…

Elle s’avançait par la rue Coyodan, l’appréhension au ventre. C’était vendredi soir, l’heure de la sortie des classes. Des grappes de jeunes filles, longue jupe bleue, surplis et voile blanc, franchissaient le portail de la madrasa toute proche. Les garçons, pantalon bleu pervenche et chemise blanche à col officier, empruntaient un autre portail, distant d’une dizaine de mètres. Les cours n’étaient pas mixtes, bien entendu.

Ratih se posta sur le trottoir d’en face et commença à scruter les visages des élèves qui, cartable à la main et sac sur le dos, s’éloignaient vers leur domicile, les bus, les tuk-tuk ou, pour les plus riches, les automobiles avec chauffeur venues les chercher.

D’ordinaire, Lia, prenait un cyclo-pousse pour rentrer chez ses grands-parents. Ratih le savait et regardait alternativement le porche de l’école et la file des engins garés le long du trottoir, à cent mètres de là.

Soudain, elle se figea. Lia avançait dans sa direction et son cœur se mit à faire des bonds dans sa poitrine. Ce qu’elle avait grandi ! Son visage, encadré par le hidjab, lui apparaissait moins rond, plus du tout enfantin. C’était une jeune fille à présent. Elle souriait. Ratih pensa qu’elle l’avait repérée et agita la main avec joie.

Hélas, au lieu de changer de trottoir, elle poursuivit son chemin jusqu’à un groupe de garçons, qui discutaient devant l’autre portail de l’école, et là, s’approcha d’un grand jeune homme, plutôt beau, qui lui prit son sac et le chargea sur ses épaules.

Un nom se forma aussitôt sur les lèvres de Ratih : Bagus ! Elle l’avait oublié, celui-là. Sans plus réfléchir, elle s’avança vers le groupe, à grandes enjambées et, sous les regards interrogateurs, dit d’une voix tremblante d’émotion :

— Bonjour. Lia, excuse-moi, mais j’ai besoin de te parler.

Lia, bouche bée, ouvrait des yeux comme des soucoupes :

— Maman ? Mais, qu’est-ce que tu fais là ? Qu’est-ce qui se passe ? C’est papi et mami ? Il est arrivé quelque chose ?

— Non, non, ils vont bien, ne t’inquiète pas. Mais viens, ne restons pas ici.

Lia se détourna pour échanger un regard d’excuse vers Bagus, ouvrant les mains, paumes vers le haut, pour signifier son incompréhension. Celui-ci lui rendit son sac sans un mot.

Les deux femmes s’éloignèrent. Ce fut Lia qui prit la parole la première, une certaine agressivité dans la voix :

— C’est quoi, ce cirque, maman ? Tu pouvais pas me téléphoner avant au lieu de me faire honte devant mes copains comme ça ? Ça ne se fait pas. J’ai plus sept ans !

— Je vais te le dire, Lia, mais tu ne m’embrasses pas d’abord ?

— Si, si, bien sûr.

Mère et fille s’étreignirent brièvement, Ratih, avec chaleur, Lia, sur la défensive.

— Viens, allons boire quelque chose. Après, tu rentreras à la maison.

— Tu… tu ne rentres pas avec moi ?

— Non…, je vais t’expliquer, viens.

Quelques centaines de mètres plus loin, elles trouvèrent une succursale d’une chaîne locale de fast-food, où elles s’installèrent dans un coin, Lia devant un Coca, Ratih devant un jus de fruit frais. Cette dernière tournait son verre entre ses mains, ne sachant par où commencer, sous le regard interrogateur et inquiet de Lia. Enfin, elle se décida à parler :

— Voilà. J’ai dû rentrer, parce que… j’ai été renvoyée de mon travail.

Lia en serait tombée de sa chaise.

— Renvoyée ? Mais, qu’est-ce que tu as fait ?

— On m’accuse d’avoir brisé un vase de collection de grande valeur, cinquante mille dollars, paraît-il. Mais ce n’est pas vrai. Ce n’est qu’un prétexte.

— Un prétexte ? Pour quoi ?

— Un prétexte trouvé par la patronne pour se venger de moi.

— Se venger de toi ? Je n’y comprends rien.

— Le patron a surpris sa femme et le chauffeur ensemble, et la patronne me soupçonne de l’avoir dénoncée.

Ratih passa sous silence le reste du contexte. Mais Lia était fine mouche.

— Le beau chauffeur de Hong Kong ? Je vois. Règlement de comptes Villa Paradise. Et maintenant, c’est moi qui vais payer les pots cassés, merci du cadeau. Comment on va faire pour payer ma pension, maintenant ?

— J’ai quelques économies pour terminer l’année scolaire. Après… peut-être que ton père…

— Papa, l’argent lui brûle les doigts. Il dépense tout au fur et à mesure, tu le sais bien. Et toi, en admettant que tu retrouves du travail ici, de toute façon, tu vas gagner des clopinettes par rapport à ce que tu recevais à Singapour. Comment est-ce que tu as pu perdre une place en or pour une affaire de… fesses ?

— Lia, je te ne permets pas…

— Je suis trop dégoûtée. Je rentre. Tu t’es engueulée avec Papi, alors ?

— Je suis le déshonneur de la famille, paraît-il ; il m’a laissé jusqu’à la fin de la semaine pour me retourner. J’ai pris une chambre en ville

Lia s’était levée, le rouge aux joues, les yeux jetant des éclairs :

— De mieux en mieux. Mais, enfin maman, t’avais pensé quoi ? Qu’on allait te féliciter ? Tu nous as tous mis dans la mouise, oui. Tiens, je préfère me tirer. Salut !

— Lia, attends…

Mais déjà Lia avait claqué la porte, s’éloignant en courant vers nulle part…

(à suivre)

Pierre-Alain GASSE, 2015. Tous droits réservés.

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