XX

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Délivrance

Quarante-huit heures plus tard, vêtue de sa tenue de jogging et chaussée de baskets aux grips déjà érodés, Ratih chargea dans un petit sac à dos parka citadine, bonnet et gants, une lampe frontale, deux litres d’eau, deux paquets de biscuits et fruits secs, son téléphone, puis enfourna dans une poche quelques billets de mille roupies pour un voyage au retour incertain. Ce soir-là, elle prit le bus pour le village de Kledung, situé à vingt kilomètres de là, dans la passe qui séparait les deux volcans frères, à 1400 mètres d’altitude.

Pour avoir une chance de voir le jour se lever depuis le sommet dans un ciel sans nuages, objectif avoué de tous les grimpeurs, il fallait partir avant minuit et gravir 300 mètres de dénivelé positif à l’heure. Pour un randonneur entraîné, c’était déjà une bonne moyenne, alors, pour elle, ce seraient six heures de souffrances, sans aucun doute, mais Ratih craignait moins la douleur physique que les blessures morales accumulées.

Arrivée au camp de base, ayant acquitté le péage de trois mille roupies et signé le registre d’entrée, elle dîna sur place d’un bol de nouilles, puis, vers 23 heures, entreprit la traversée des terres cultivées au pied du sommet. Bientôt, sur sa droite, Batu Besar, encore appelé Big Rock, laissa entrevoir sa silhouette massive, sous le clair de lune.

Soudain, une cohorte de mototaxis la doubla en klaxonnant. Des touristes, candidats à l’ascension, qui voulaient économiser leurs forces, se faisaient déposer deux cents mètres plus haut, là où finissait l’étroite route pavée et commençait à serpenter la piste dans les plantations de pins.

Dans la forêt, Ratih fut guidée, dans les sections droites, par les points lumineux des lampes frontales de ses devanciers et progressa assez rapidement jusqu’au camp numéro 2, à 2120 mètres d’altitude. Elle dut simplement enjamber ou contourner quelques arbres tombés en travers du chemin, puis traverser deux petits ponts de bois sur des crevasses, lorsque la forêt céda la place aux broussailles.

Une fois dépassé ce point de contrôle et après dix minutes de pause pour se réhydrater, le chemin se fit plus raide et plus pierreux, le sol plus raviné et plus piégeux. Paradoxalement, l’humidité nocturne le rendait un peu moins glissant. À partir de ce point, sa progression devint plus lente, Elle avançait, courbée en deux, tentant de discipliner son souffle et de mettre ses pas dans le pinceau de lumière de sa lampe. La température avait chuté de plusieurs degrés. Elle ressentait à présent une sensation de fraîcheur sur le visage et avait remonté la fermeture éclair de son blouson.

Elle avait beau tenter de se concentrer sur son ascension, des images fugaces de son passé récent venaient perturber sa progression : son dialogue d’embauche chez M. Wu avec M. & Mme Chang, ses premiers mots échangés avec Li Tsou dans la limousine, l’horrible découverte de celui-ci accouplé avec la « tigresse » dans le garage, son renvoi précipité à Hong-Kong…

Deux heures plus tard, elle atteignait le point de contrôle numéro 3 à 2500 mètres d’altitude, le souffle court, les cuisses et les mollets durcis, et fut prise d’une fringale qui lui fit dévorer la moitié de ses provisions. La vue commençait à se dégager sous le ciel étoilé et le clair de lune ; derrière elle se profilait l’élégante silhouette de Gunung Sumbing, le jumeau du Sundoro. Un vent frais l’obligea à revêtir parka, bonnet et gants.

Sur le flyer qu’elle avait ramassé au camp de base, se dessinaient à partir de là les impasses vers les faux sommets des faces sud-ouest et sud-est. Elle redoubla donc de prudence, mais dut quand même rebrousser chemin à deux reprises sur de très courtes distances, heureusement. Malgré tout, le découragement commençait à l’envahir. Après quatre heures de marche devenue éreintante, seule sa volonté réussissait à lui faire mettre un pied devant l’autre et celle-ci commençait à faiblir, elle le sentait bien.

Car d’autres pensées continuaient à l’assaillir en flashs douloureux comme des piqûres d’épingle : la jarre brisée, le courroux de M. Chang, le triomphe de la « tigresse », le rejet de son père, la colère de Lia… qui menaçaient de la mettre à terre à tout moment.

Enfin, les broussailles cédèrent la place à de longues graminées qui à présent tapissaient le versant ; de temps à autre, de gros rochers dressaient leurs ombres fantomatiques au milieu de ce paysage de pampa abrupte. Un regain d’espoir s’empara de Ratih qui luttait de toutes ses forces pour ne pas s’arrêter : elle savait que si elle s’asseyait ou s’allongeait, elle ne pourrait plus se relever.

À présent, c’était son rêve d’un restaurant bien à elle qu’elle revivait, dans une sorte de délire cauchemardesque. Elle se voyait, débordée par une clientèle affamée qui tentait de piller son établissement. Elle secoua longuement sa tête comme un grelot, pour se défaire de ces visions, puis aidée d’un bâton noueux ramassé dans la forêt, continua d’avancer coûte que coûte, pas après pas.

Finalement, alors que l’aube s’annonçait dans le lointain, elle déboucha sur une pelouse rase où se dessinait la trajectoire finale et rectiligne vers le sommet. L’oxygène raréfié l’obligeait à de longues inspirations d’air frais qui retardaient sa progression.

Diverses lueurs clignotaient autour du cratère, signe que ses devanciers l’avaient atteint depuis un bon moment.

L’aube rougeoyait déjà, illuminant avec majesté un ciel entièrement dégagé, lorsqu’elle atteignit enfin le bord du cratère. Il y en avait deux en fait : un premier, coiffé d’une calotte de lave, laissant échapper des vapeurs de soufre, comme une cocotte minute, et un second, plus profond, rempli d’une eau verdâtre. Plus effrayant que spectaculaire. Un trou énorme, des éboulis, une odeur d’enfer et, sur le pourtour, des arbustes rabougris, des tas de pierres entassées par les visiteurs, gravées de noms et d’initiales. Ratih pensa que le dieu qui habitait là ne pouvait être bienveillant.

Elle contourna le sommet par la gauche pour se diriger vers un petit plateau herbeux connu sous le nom d’Alun Alun, d’où un sentier redescendait vers le village de Sigedang, situé face nord, à 1900 mètres d’altitude. Quelques grimpeurs de la veille avaient monté là leurs tentes igloo pour être sûrs de ne rien rater du spectacle de ce matin. C’est là, au bord de l’apoplexie, les jambes tremblantes et la vue trouble, que Ratih se laissa choir sur le sol et… perdit connaissance.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, des visages étaient penchés sur elle, quelqu'un lui prenait le pouls, on l’avait enveloppée dans une couverture de survie. Elle se crut d’abord à l’hôpital, mais s’aperçut bientôt qu’elle était couchée dans l’herbe. Et la mémoire lui revint : elle avait gravi, seule dans la nuit, le Sundoro ! Alors, elle pleura, d’abord silencieusement, puis à chaudes larmes. Une voix masculine rassurante lui parvint :

— Je suis secouriste. Ne vous en faites pas ! Vous êtes épuisée, c’est tout. Il faut reprendre des forces. Votre organisme s’est mis en stand-by pour économiser ses ressources. Vous allez vite récupérer. On vous a trouvée à temps. Votre hypothermie est légère. Par contre, pas question de redescendre toute seule. Vous allez venir avec nous. Commençons par vous hydrater et vous alimenter. Il vous reste quelques provisions. Nous allons compléter avec les nôtres. Dans deux heures, vous devriez être capable de nous suivre jusqu’à Sigedang. C’est la voie la plus rapide. Ça va aller, vous allez voir.

Confortablement emmitouflée, nourrie et abreuvée, Ratih put contempler à loisir l’aube gagner tous les sommets environnants. Jusqu’à quatre-vingt dix kilomètres à la ronde, la vue s’étendait, délivrant un spectacle éblouissant. Du bleu nuit, le ciel vira par tous les ors, écarlates et carmins, avant de passer à l’azur, quand le soleil eut complètement émergé de derrière les montagnes. Alors, la beauté du monde la submergea et elle pleura encore. De joie, cette fois, et avec la conscience retrouvée que si sa vie actuelle ne valait pas grand-chose, rien ne valait la vie, ne serait-ce que pour contempler la nature, indomptable et imprévisible, mais d’une splendeur à laquelle il eût été fou de renoncer !

Elle fut arrachée à sa contemplation par ses sauveurs. Il ne fallait plus trop tarder, car dans deux heures, les nuages, poussés par les vents d’ouest couvriraient le sommet et le plateau de Dieng. La visibilité alors serait si réduite que le premier kilomètre de descente deviendrait bien plus difficile. Ratih ne le savait pas, mais en terrain volcanique, celle-ci est souvent plus périlleuse que la montée ; les pierres, légères, des éboulis et sentiers roulant plus facilement sous les pieds et rendant l’équilibre très instable.

C’est donc rassérénée et prête à un nouveau départ que Ratih redescendit du Mont Sundoro, encadrée par une équipe australo-canadienne de randonneurs qui lui prodigua soins et assistance. La descente leur prit quatre heures, mais Ratih arriva debout, saine et sauve, à Sigedang.

Dans le modeste café-auberge du village où l’on avait rapatrié Ratih, celle-ci reprenait forces et couleurs devant du thé au gingembre accompagné de quelques putu (1). Les tenanciers étaient habitués à ce genre de situation, les imprudences des touristes occidentaux n’étaient pas rares. Ses sauveurs, pour leur part, burent une bière et s’apprêtaient à redescendre au camp de base, dans la vallée, lorsque celui qui avait enveloppé Ratih dans sa couverture de survie, un Australien blond d’une petite quarantaine d’années, au visage constellé de tâches de rousseur, vint vers elle et lui tendit une carte :

— Mon associé et moi tenons un restaurant en ville. Passez nous voir à l’occasion, d’ici quelques jours. J’aimerais avoir de vos nouvelles.

Ratih le regarda pleine d’incrédulité. C’était la première fois depuis longtemps qu’on s’intéressait à elle. Elle ne sut que répondre et se contenta d’un hochement de tête.

L’homme lui sourit, puis tourna les talons pour rejoindre ses camarades.

Alors, elle se décida à appeler Lia. Celle-ci tomba des nues lorsque sa mère lui expliqua où elle se trouvait et dans quel état. Avant que Ratih ait pu lui dire qu’elle rentrerait par ses propres moyens – sans bien savoir lesquels – Lia avait pris l’initiative :

— Ne bouge pas, maman, j’arrive ! se contenta-t-elle de lui dire au téléphone.

Quelle ne fut pas la surprise de Ratih, une heure plus tard, de voir sa fille arriver en croupe d’un vieux scooter repeint en jaune fluo, conduit par… Bagus.

— Tu n’aurais quand même pas voulu que je fasse du stop ? dit Lia, devant le regard noir de sa mère, Puis, elle mit précipitamment pied à terre pour aller se jeter dans les bras de celle-ci.

Elles s’étreignirent un long moment en silence. Enfin, Lia écarta son visage de celui de Ratih et dit, d’une voix brisée :

— Pourquoi, maman ?

Ratih soupira et répondit, des larmes dans les yeux :

— C’était un vœu, une promesse, un quitte ou double. Le volcan n’a pas voulu de moi. C’est donc que mon chemin ici-bas n’est pas terminé. Mais hier soir, je le croyais. Tout allait mal : nous étions fâchées, ton grand-père m’avait chassée, je suis sans travail et sans beaucoup d’économies. Toi, je vois que tu as ta vie et moi, je n’en ai plus, alors…

Elle s’interrompit, sécha ses pleurs et ceux de sa fille et dit :

— Bon, ça va aller maintenant, présente-moi plutôt ce garçon, chérie.

Le visage de Lia s’éclaira :

— C’est Bagus Nugroho, maman, tu sais le fils cadet de Garin Nugroho, celui qui a réalisé « Cinta dalam Sepotong Roti » (2) et « Generasi biru » (3). Il est en Terminale.

Le jeune homme, qui jusque-là, s’était tenu à distance, s’approcha pour saluer Ratih.

— Je suis heureuse de faire ta connaissance, Bagus.

— Moi aussi, Madame, Lia m’a beaucoup parlé de vous, vous savez ?

— Vraiment ?

— Oui, je vous assure.

— Moi, j’ai vu plusieurs des films de ton papa. J’admire beaucoup ce qu’il fait.

Le garçon s’inclina et joignit les mains devant sa poitrine en signe de remerciement.

Terima kasi banyak (4).

La vie semblait reprendre un cours normal, comme le soleil revient après une pluie d’orage.


(1) Gâteaux de riz cuits à la vapeur et enrobés de noix de coco rapée.

(2) L’Amour dans une tranche de pain,1991.

(3) Génération bleue, 2009.

(4) Merci beaucoup.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015. Tous droits réservés.

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