XVIII

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Retrouvailles

Le bus était entré dans la ville et s’avançait par la rue Coyodan. Un temple bouddhique y jouxtait un pensionnat coranique : c’était là qu’étudiait Lia. Le cœur de Ratih se serra en pensant à sa fille. Puis, ils traversèrent le quartier chinois avec ses maisons cossues appartenant aux gros planteurs de tabac, avant de s’engager dans le quartier musulman. Bientôt, elle aperçut le minaret de la grande mosquée. Enfin, apparut la modeste gare routière. Au bout de la rue, un temple taoïste se dressait à quelques pas d’une église catholique.

Pendant près de trois siècles, Temanggung avait ainsi offert au monde l’image d’une cité où régnait une tolérance paisible entre toutes les religions. Mais Ratih savait que dans ce domaine aussi, rien n’était plus comme avant ! Les islamistes radicaux avaient gagné du terrain et l’année de son départ, la brigade antiterroriste avait donné l’assaut à une maison voisine de celle de ses parents, à la recherche de Noordin Mohammed Top, le criminel le plus recherché du pays. Mais, ce jour-là, elle avait fait chou blanc.

Depuis, des plaques de zinc scellaient la bâtisse et un cordon de policiers la gardait nuit et jour.

Son voyage en autocar s’arrêtait là. Il lui faudrait parcourir en becak (1) les derniers kilomètres, car ses parents exploitaient des terres situées à la lisière de la ville, qui, telle un poulpe géant, étendait chaque jour un peu plus ses tentacules sur la campagne environnante. Vingt minutes plus tard, l’engin pétaradant s’arrêtait devant une typique maison carrée en teck, munie de volets verts. Le toit de tuiles, à faible pente sur le pourtour, s’élevait à 60 degrés au centre. Le bruit attira sur le seuil une femme d’une soixantaine d’années, accroupie à cuisiner un curry de poulet sur un trépied surmontant des braises posées sur une plaque de fonte. Vêtue d’un caraco paille et d’un sarong vert olive, elle leva les bras au ciel avant de porter ses mains à sa poitrine. Un cri de surprise incrédule sortit de sa bouche :

— Ratih ! C’est toi ?

— C’est moi, maman.

Les deux femmes tombèrent dans les bras l’une de l’autre, mêlant leurs larmes de joie. Cela faisait plus de deux ans qu’elles ne s’étaient pas vues.

— Viens, rentrons, je vais te faire du thé. J’ai cuit des petits gâteaux ce matin, comme une prémonition, tu vois.

— Papa n’est pas là ?

— Non, il est en ville depuis ce matin. Il est allé vendre un peu de tabac. Tu aurais pu le croiser. Il ne va pas tarder maintenant.

Une demi-heure plus tard, en effet, alors que les deux femmes devisaient sous l’auvent sud de la maison, la chaîne mal graissée d’une bicyclette se fit entendre dans le soir qui tombait. L’oreille exercée de la mère de Ratih reconnut ce son et dit à voix basse :

— Le voici qui arrive. Il va tomber des nues en te voyant. Je vais le prévenir pour le préparer, le docteur a dit qu’il fallait ménager son cœur.

Puis élevant le ton, alors que le cycliste mettait pied à terre à l’entrée de la cour :

— Dépêche-toi, nous avons une visite imprévue. Notre fille est là.

Le vieil homme, bouche bée, resta immobile quelques instants, au pied de son antique vélo qu’il appuya consciencieusement contre l’enclos. Puis, d’une démarche chaloupée à mi-chemin entre le pas et la course, les bras tendus en avant, il traversa l’espace qui le séparait des deux femmes, un sourire édenté aux lèvres :

— Que les dieux soient remerciés, aujourd’hui a été une bonne journée, j’ai vendu tout mon tabac et ma fille est revenue !

Ratih embrassa longuement son père dont la première question fut :

— Et comment… ?

Durant le voyage, Ratih s’était bien promis de dire la vérité dès que l’occasion s’en présenterait, mais là, si vite –, orgueil ou inconscience – sans l’avoir prémédité, c’est une toute autre version qui sortit de sa bouche :

— Ils m’ont donné un congé, père ! Quinze jours. Le temps du voyage qu’ils vont faire en Europe avec leur fils.

Les deux parents échangèrent un long regard, puis la mère de Ratih baissa les yeux, tandis que son père soupçonneux , tentait d’en savoir davantage :

— Voilà des patrons bien généreux. Et qui va garder la maison pendant ce temps-là ?

— Le chauffeur, qui est arrivé il n’y a pas longtemps, et une société de gardiennage.

Le père de Ratih eut une moue de désapprobation et s’apprêtait à poursuivre son interrogatoire quand son épouse tenta de couper court aux questions de son mari :

— Laisse-la respirer un peu, voyons, Elle doit être fatiguée. C’est un long voyage.

Le père de Ratih cracha un jet de salive sur le sol et acquiesça :

— Tu as raison. Rentrons et remercions le ciel. Nous aurons le temps de discuter de tout cela plus tard.

Ce soir-là, les proches voisins furent conviés à un repas de fête improvisé pour faire honneur à la visite de Ratih.

Les deux femmes se mirent à l’ouvrage aussitôt les invitations lancées : autour du nasi kuning (2), on servit des brochettes de poulet mariné, des légumes sautés, et puis aussi de la laksa aux crevettes et des mie goreng, ces nouilles frites empruntées aux Chinois.

Ratih sentait son cœur se serrer au fur et à mesure que tout cela s’organisait. Son mensonge l’étouffait déjà.

Autour de l’unique ampoule électrique de la cour, sous le bourdonnement des moustiques et moucherons, il lui fallut raconter, à des voisins et parents abasourdis, le luxe inouï de la Villa Paradise, la manière dont vivaient ses patrons, les tâches qui lui incombaient, mais aussi les magasins de luxe d’Orchard Road, les sacs, les chaussures, les montres, les voitures … le vaisseau amiral de Marina Bay Sands, les jardins botaniques… le quartier chinois, Little India… tous ces aspects de Singapour que la télévision présentait trop rapidement.

Ces gens connaissaient déjà quelques détails de la bouche de la mère de Ratih, sans y croire vraiment. Les parents n’enjolivent-ils pas toujours la situation de leurs enfants ?

Mais, ce soir-là, sa situation perdue mit tant de sincérité et de ferveur dans la voix de Ratih que tous en restèrent ébahis. Ainsi donc, un tel monde existait bien, ailleurs que sur les écrans !

La première nuit à la maison fut inconfortable. Habituée à dormir sur un vrai matelas maintenant, Ratih dut étaler tous les vêtements de sa valise sur son châlit avant de s’endormir sur la natte de jonc tressé posée dessus. Et plusieurs fois, dans la nuit, vint planer sur elle l’ombre de son père lui demandant le motif réel de son retour.

Au matin, sa mère vint la réveiller, une tasse de thé noir à la main.

— Il est tard. Ton père est déjà parti aux champs, mais il a demandé que tu l’attendes ici. Il veut te parler.

Le regard de Ratih s’affola, comme quand elle avait dix ans et qu’elle venait de commettre une bêtise.

Elle se leva sans un mot, but la tasse de thé, prit ses vêtements et s’en alla faire ses ablutions.

Lorsqu’elle ressortit de la petite salle de bains, son père se tenait devant elle, bras croisés, le regard dur :

— Ratih, dis-moi la vérité. Ce retour précipité, sans même un coup de téléphone, qu’est-ce que ça veut dire ? Cette histoire de vacances, c’est un écran de fumée, n’est-ce pas ? On ne t’a pas renvoyée j’espère…

Ratih ne put que baisser la tête en signe d’assentiment. Son père prit la sienne entre ses mains et s’exclama tout d’une traite, d’une voix courroucée :

— Malheureuse ! Qu’as-tu fait ? Tu avais la fortune dans tes mains et tu l’as laissé tomber ! Comment allons-nous subsister à présent ? Tout augmente tous les jours, sauf le prix du tabac. Et les études de Lia ? Qui va les payer ? Pas son panier percé de père, en tout cas. Jamais plus tu ne trouveras de travail à l’étranger maintenant, tu le sais ? Nous nous sommes saignés aux quatre veines pour toi et Lia et voilà comment tu nous remercies !

— Je vous demande pardon, père.

— Il s’agit bien de pardon. Nous voilà déshonorés. Aux yeux de tous, à présent, nous serons les parents de la fille indigne. Tu as trahi notre confiance et nos espérances. Ne remets plus les pieds dans cette maison, je te chasse !

La mère de Ratih, accourue aux éclats de voix, tirant son mari par la manche, essaya de l’amadouer un peu :

— Laisse-lui un peu de temps pour se retourner, tout de même…

Le vieil homme, le front barré de profondes rides de contrariété, secoua plusieurs fois la tête dans tous les sens, puis lâcha sa sentence :

— Une semaine, pas plus.

Ratih s’inclina en signe d’obéissance :

— Je vous paierai ma pension et aussi les frais d’internat de Lia jusqu’à la fin de l’année scolaire.

— Tu feras bien.

(1) Cyclo-pousse indonésien de l’île de Java.

(2) Riz jaune, coloré par le curcuma.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015. Tous droits réservés.

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