XVII

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À neuf heures, de la gare routière de Gambir, dans la touffeur et le trafic invraisemblable de la capitale, Ratih prenait un bus pour sa ville natale de Temanggung. Huit heures de route l’attendaient. Heureusement, les bus BSM Citra étaient confortables et climatisés à présent. Ce n’étaient plus ceux de son enfance, étouffants et déglingués.

Elle allait refaire à l’envers le trajet qui cinq ans plus tôt l’avait amenée à l’embarcadère de Tanjung Priok, le port de Jakarta. Elle y avait pris le ferry pour Tanjung Pinang : deux jours de traversée et près de neuf cents kilomètres d’une mer pas toujours facile à naviguer sur des bateaux chargés à ras bord et souvent bons pour la retraite. Là, quatre années de labeur épuisant dans un food court l’avaient décidée à tenter sa chance à l’étranger. Aujourd’hui, elle ne voulait pas subir l’humiliation de revenir dans cette ville les mains vides ou presque. C’est pourquoi elle regagnait les terres de ses ancêtres.

Ce seraient d’abord des paysages de plaine côtière, où alterneraient zones de cultures – rizières et autres plantes vivrières – et zones urbanisées jusqu’à Pekalongan, puis la route commencerait à s’élever en bifurquant vers l’intérieur, en direction du kabupaten (1) de Central Java. Jusqu’au plateau de Dieng, où se trouvait Temanggung, sa terre natale, dominée à l’ouest par les sommets tutélaires du Sundoro et du Sumbing.

Ces deux volcans régnaient en maîtres craints et respectés sur les rizières et les champs de tabac qui avaient fait depuis des siècles déjà la richesse de la contrée. Le Sumbing était le plus elevé et le plus sage aussi : on ne l’avait vu se mettre en colère qu’une fois, au dire des anciens, et c’était il y a très longtemps. Par contre, son frère, le Sundoro, était plus ombrageux. Ratih n’avait pas assisté à son dernier emportement, quelques années avant sa naissance, mais ses parents lui avaient souvent raconté le spectacle saisissant des coulées de lave dans la nuit et la panique des paysans fuyant leur avancée.

À la date anniversaire de cette éruption et pour éviter qu’elle ne se reproduise funestement, aucun paysan javanais respectueux de sa culture originelle n’aurait manqué d’aller déposer un “sesajen”, une offrande de fleurs et de nourriture dans un temple – quelle qu’y soit la religion professée – pour préserver ou rétablir l’harmonie entre l’homme et l’univers.

Assommée par les rebondissements des trois derniers jours, qui l’avaient vu passer du statut envié de singapore maid à celui méprisé de rapatriée, recrue de fatigue et bercée par le sourd ronronnement de l’autocar, Ratih sombra bientôt dans un sommeil réparateur dont elle n’allait sortir que six heures plus tard.

Déjà, les sommets jumeaux se profilaient à l’horizon, le premier coiffé d’une couronne de nuages blancs, le second tête nue, à son habitude. La route s’élevait à présent dans les rizières et les champs de tabac. Tout le corps de Ratih reconnaissait le paysage : le camaïeu des verts, les senteurs qui flottaient dans l’air, les paysans courbés sur leurs rizières, les buffles au piquet sur les talus, les maisonnettes de bois, de brique crue ou de torchis, les toits de tuiles, de tôle ou de palme.

Cinq ans après, elle notait aussi beaucoup de changements : le plus impressionnant, c’étaient tous ces téléphones portables dernier cri que l’on voyait dans les bus, dans les champs, sur les trottoirs des villes et les rues poussiéreuses des villages ! La publicité aussi avait progressé à pas de géant, gagnant les pignons des habitations, les coins des rizières, les bas-côtés des routes, pour se transformer en une effrayante jungle kitsch et flashy aux abords et à l’intérieur des villes.

Au-dessous d’elle, les terrasses plongeaient maintenant jusque dans la plaine, offrant une vue idyllique et lui rappelant ce que disait son vieux maître d’école, qu’à l’époque coloniale, les artistes voyageurs avaient inventé le terme Mooi Indie, la belle Inde, pour désigner la région.

Et voilà qu’une double appréhension la gagnait à mesure que le bus approchait de sa destination finale : à celle de devoir avouer son renvoi à ses proches s’ajoutait celle de se sentir étrangère à présent sur cette terre qui semblait avoir tant changé !

(1) Division administrative indonésienne correspondant plus ou moins au département français.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015. Tous droits réservés.

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