XVI

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Singapour, adieu !

Contrairement à ses attentes, ce fut M. Chang qui revint le premier ce soir-là. À peine était-il rentré que Ratih alla se prosterner devant lui, les larmes aux yeux :

— Je vous demande pardon, M. Chang, mais en rentrant du marché, j’ai trouvé… le vase Ming de votre chambre… par terre… cassé.

D’abord ébahis, les yeux de M. Chang lancèrent soudain des éclairs, sa main se leva, puis se rabaissa lentement. Ratih, qui avait esquissé un mouvement de recul réflexe, ravala un sanglot et poursuivit :

— La fenêtre était ouverte et les rideaux volaient au vent ; pourtant je suis certaine de ne pas avoir ouvert ce matin.

— Taisez-vous ! Je ne veux rien entendre. Cette fenêtre ne s’est pas ouverte toute seule ! Cette jarre vaut au moins cinquante mille dollars ! Vous savez combien d’années de salaire il vous faudra pour me rembourser : dix ans ! Disparaissez de ma vue !

La voix de M. Chang était montée dans les aigus et avait repris le rythme saccadé et l’accent de sa province natale.

Accablée, Ratih tourna les talons et sortit aussi vite que le lui permit l’entrave de son sarong. Au moins ne l’avait-il pas menacée de renvoi. Mais comment ce vieux vase un peu ébréché pouvait-il valoir cinquante mille dollars ? Il avait dû exagérer, ce n’était pas possible. Il fallait qu’elle regarde sur Internet.

Elle n’en eut pas le temps. De la cuisine où elle s’était réfugiée, elle entendit Mme Chang qui arrivait.

Celle-ci déposa son chapeau et son sac à main, puis monta pour se rafraîchir et se changer. Ratih entendit la porte de la chambre s’ouvrir, puis un cri perçant de surprise retentit :

— Oh, bloody hell (1) !

Cette vulgarité en anglais sonna archi-faux aux oreilles de Ratih. Un ordre comminatoire suivit :

— RATIH, ICI, IMMÉDIATEMENT !

L’heure du jugement dernier était arrivée.

Lorsque Ratih pénétra dans la pièce, Susie Chang était en train de prendre des photos des dégâts avec son téléphone portable. Son époux apparut bientôt dans l’embrasure.

— Expliquez-vous, Ratih !

— À mon retour des courses, j’ai trouvé la fenêtre ouverte et le vase par terre, Madame… cassé par le vent, je suppose.

— Je me moque du comment, Mademoiselle ! Je constate – nous constatons – que votre négligence a provoqué la destruction d’une œuvre d’art vieille de deux cent cinquante ans, d’une grande valeur, à laquelle nous étions sentimentalement très attachés. C’est impardonnable.

— Ce n’est pas moi, Madame, je vous jure…

— Quelle que soit la manière dont c’est arrivé, VOUS êtes responsable ! Lorsque j’ai quitté cette maison ce matin, ce vase était intact et vous en aviez la garde, comme de tout ce qu’il y a ici. Vous avez failli à votre mission. C’est une cause de rupture de contrat.

Susie Chang se tourna vers son mari, quêtant son approbation, avant de poursuivre, avec une sorte de jubilation dans la voix :

— VOUS ÊTES RENVOYÉE, RATIH !

Monsieur Chang tenta d’intervenir :

— Et si elle s’engageait à travailler gratuitement pour rembourser ?

— Comment le pourrait-elle ? Et comment pourrions-nous lui faire confiance à présent ? Je ne te l’ai pas dit, mais Cho a failli se noyer dans la piscine le mois dernier. Elle était trop loin de lui.

Ce fut le coup de massue final. La cause était entendue. La “tigresse” avait gagné.

Quarante-huit heures plus tard, Ratih bouclait sa valise pour se rendre dans un hall d’embarquement de Garuda Indonesia Airlines, au Terminal 3 de l’aéroport de Changi, à une demi-heure de route de là. Son contrat prévoyait son rapatriement aux frais de son employeur, même en cas de rupture unilatérale. C’était toujours mieux que rien.

Six heures du matin. Dans une heure quarante-cinq minutes, elle atterrirait à Jakarta.

Le ciel était lourd. Une chape de pollution pesait sur Singapour, qu’on aurait dite à l’unisson du cœur de Ratih. En fouillant son sac pour préparer le prix du taxi qui l’amenait à l’aéroport, elle venait de retrouver une clé égarée de Villa Paradise. Alors, elle avait demandé au chauffeur de s’arrêter à l’extrémité de Sentosa Gateway et avait jeté le sésame dans les eaux du Singapore Strait ! Avec ses illusions.

À présent, isolée sur une banquette éloignée dans le hall d’embarquement A18, elle se revoyait, un an plus tôt, arrivant par le ferry de Tanjung Pinang au terminal de Tanah Merah. Elle était pleine d’inquiétudes alors, c’est vrai, mais remplie de tant d’espoirs aussi !

Mais son cœur l’avait trahie. Pour un amour impossible, elle avait risqué son travail et avait tout perdu : et cet amour et son travail. Li Tsou était rentré à Hong-Kong et Mme Chang s’était vengée à ses dépens de paroles mal maîtrisées. Comme ceux des ailes du papillon, les battements de ce cœur pouvaient avoir de funestes conséquences !

Elle secoua la tête pour chasser ce lourd passé encore si frais et tenter de se tourner vers son proche avenir. Ses économies s’élevaient à quelques milliers de dollars seulement et allaient fondre comme glace au soleil, le temps qu’elle retrouve un travail dans son pays. Mais au moins ne serait-elle pas à la rue et pourrait-elle subvenir quelque temps aux besoins de sa famille. Trois mille cinq cents dollars, cela représentait plus de trente-trois millions de roupies, soit, mais qui pouvait vivre aujourd’hui avec les 700 000 roupies du salaire moyen ?

Puis, elle songea à Lia. Sa fille ignorait encore tout de son sort. Dans un premier temps, Ratih avait prévu de présenter son retour comme un congé inespéré pour les fêtes de fin d’année. Ce n’était sans doute pas une bonne idée, mais elle n’avait pas trouvé le courage d’avouer la vérité.

(1) Putain de merde !

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015. Tous droits réservés.

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