XV

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Dans la nasse

Lorsqu’elle revint du marché, Ratih perçut tout de suite quelque chose d’anormal dans la maison, sans identifier quoi. Elle alla déposer ses courses dans la cuisine, puis entreprit de les ranger dans le réfrigérateur, le congélateur, les différents placards dévolus à cet effet.

Au bout de quelques minutes, elle se rendit compte qu’elle n’avait pas frissonné à son retour Villa Paradise, comme cela lui arrivait d’ordinaire à cause de la climatisation trop fraîche que ses maîtres affectionnaient.

Elle fit le tour des pièces du rez-de-chaussée. Tous les appareils fonctionnaient et étaient correctement réglés. Elle consulta la station météo, qui lui révéla que la température ambiante était supérieure de deux degrés à celle habituelle. Quel était ce mystère ?

Elle se décida alors à monter à l’étage, vit d’abord par la porte grande ouverte de la chambre des maîtres les voilages volant au vent, puis des éclats de céramique éparpillés sur le sol devant la baie vitrée. Elle courut fermer celle-ci, en évitant soigneusement les tessons, puis son attention se porta sur la crédence voisine : alors, elle comprit que le vase Ming, auquel M. Chang tenait tant, avait été renversé par les rideaux, agités par les rafales d’orage. Elle ne connaissait pas la valeur exacte de ce vase. M. Chang lui avait seulement dit qu’il valait « très cher ». Malheur !

Elle se prit la tête dans les mains, s’assit sur un coin du lit et passa en revue ses faits et gestes de la matinée. Rapidement, elle fut certaine de ne pas avoir ouvert la fenêtre ce matin-là. Elle avait fait la chambre après les départs du maître au bureau et de Cho à l’école. Il ne restait qu’une possibilité : la “tigresse” avait ouvert et oublié de refermer. Mais pourquoi aurait-elle ouvert, avec la chaleur qu’il faisait déjà dehors ?

Ratih, bien vite, formula in petto une première explication : sa maîtresse avait voulu tirer vengeance de son époux infidèle, en l’attaquant, sur un terrain très sensible, celui de l’argent. S’il y avait une chose dont M. Chang avait horreur, c’était d’en perdre, aussi minime qu’en fût la quantité. Et selon ses dires, ce vase valait une petite fortune. Sans compter que c’était un souvenir de famille.

Puis, Ratih, se ravisa. Cette explication ne pouvait être la bonne. Cela ne tenait pas la route. Que représentait un vase Ming, même de très grande valeur, par rapport à la fortune de M. Chang ? Une minuscule goutte d’eau ! Selon les cotations les plus récentes, la valorisation de Chang Pte Ltd n’était-elle pas de plusieurs centaines de millions de dollars singapouriens ? C’était ce qui se disait, du moins, entre maids, lorsqu’elles comparaient la situation de leurs maîtres respectifs.

Il lui fallait donc trouver une autre explication. Elle n’en voyait qu’une possible : la “tigresse” voulait lui faire porter la responsabilité de cet accident domestique qu’elle avait sans doute elle-même provoqué. Et lui demander de rembourser, même si le vase était assuré, ce qui était probable. Hélas, elle ne le pourrait pas et ce serait un motif de renvoi.

Alors, Ratih comprit enfin quel était le but ultime de la manœuvre de Susie Chang : lui faire payer la perte de Li Tsou et ce qu’elle pensait être une dénonciation de sa part. En la renvoyant en Indonésie !

Impossible de faire disparaître les traces du méfait. Ce serait pire : on l’accuserait de vol. Pour un résultat identique, déshonneur en sus ! Ne lui restait qu’à attendre avec résignation la volée de bois vert que l’accident allait lui valoir.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015. Tous droits réservés.

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