XIV

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La tigresse sort les griffes

Mme Chang ne crut pas au hasard. Tout un tas de petits signes prirent cohérence dans son esprit enfiévré. Telle un fauve en cage, elle tournait en rond dans sa chambre, en proie à une sourde colère contre son mari, son chauffeur et… Ratih :

« Comment n’ai-je pas vu les regards énamourés que cette bécasse jetait au chauffeur ? Et pourquoi au début, ai-je laissé Li Tsou l’emmener tous les jours au Sentosa Express ? Quelle idiote je fais ! À défaut d’être aimée de lui, elle m’a balancée à mon mari, j’en suis sûre ! J’ai bonne mine maintenant. Obligée de courber l’échine devant quelqu'un qui ne se gêne pas, de son côté, et depuis longtemps, je le sais,. Et j’aurai beau arguer que c’est le chauffeur qui m’a entreprise, ce sera difficile à croire. Même s’il a fait les frais de ce flagrant délit, quelle humiliation pour moi !!! Cela ne va pas se passer comme cela. Il faut que je me venge. Pas de mon mari, c’est trop risqué, c’est lui qui a l’argent, mais de cette pécore. Tant pis, nous nous passerons de ses services. Après tout, nul n’est irremplaçable. Mais comment faire avaler cela à mon époux ? Il faut que je réfléchisse calmement. Je vais trouver. Je dois trouver. »

Susie Chang, la tête entre les mains, s’était assise sur le drap de soie noire de son lit. Des images de ses étreintes avec Li Tsou frappaient avec force contre ses paupières closes. Elle ne parvenait pas à les chasser. De rage, elle se leva soudain pour s’emparer d’une jarre Ming héritée de ses beaux-parents. Le vase, en grès émaillé bleu turquoise et aubergine, trônait sur un guéridon proche : il s’en alla fracasser le sol de marbre de la chambre et 25 000 dollars de céramique se dispersèrent dans la pièce. Malgré l’estafilade provoquée par un éclat vengeur, Mme Chang se sentit mieux tout à coup.

Personne n’était accouru. Et pour cause : son ennemie était partie au ravitaillement à Vivo City ; elle avait vu le taxi démarrer. M. Chang était à son bureau et Cho à l’école. La vie lui parut soudain plus légère.

Ne venait-elle pas de faire coup double ? D’une part, obtenir une facile vengeance à l’encontre de son mari, qui, outre la valeur intrinsèque de l’objet, était attaché à ce vase comme à la prunelle de ses yeux, pour d’obscures raisons familiales. Mais ce n’était pas tout : elle le tenait, le motif de renvoi de Ratih !

Elle se rendit dans sa salle de bains, jaugea et soigna l’éraflure à la cuisse gauche que lui avait provoquée la chute de la jarre et revêtit un pantalon et une tunique d’un cœur apaisé, sans rien toucher au désordre de la chambre, avant de commander une voiture pour se rendre à sa boutique. Tout juste laissa-t-elle la chambre en courant d’air, afin d’accréditer la thèse d’une saute de vent soudaine, au cas où Ratih nierait farouchement la moindre maladresse.

Le piège était en place.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015. Tous droits réservés.

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