XIII

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Disgrâce de Li Tsou

Début décembre, la vie avait pris un cours curieux à Villa Paradise. M. Chang vaquait à ses affaires, publiques et privées, énigmatique et distant avec toute la maisonnée, depuis son chauffeur jusqu’à son épouse. Celle-ci poursuivait Li Tsou de ses assiduités, avec constance et passion. Lui, assumait sa double fonction de voiturier-gigolo avec une humeur de plus en plus sombre. Cho, enfant unique, conformément à la politique souhaitée par la mère patrie, menait la vie dure à tous avec ses caprices d’enfant roi.

Et Ratih, impuissante victime, se consumait d’amour pour Li Tsou et d’épuisement à la tâche.

Aussi bien huilé que soit le mécanisme d’une relation adultère, survient toujours, tôt ou tard, le grain de sable qui suffit à l’enrayer, met la puce à l’oreille du cocu et finit par dévoiler le pot aux roses. C’est une constante de la vie sociale.

Malgré une jalousie de plus en plus féroce, Ratih, avait su se préserver jusque-là de toute révélation à son employeur. Elle avait compris qu’il ne saurait supporter l’humiliation que cela représenterait pour lui et que le prix à payer serait leur licenciement, à Li Tsou et elle, et leur retour au pays par le premier avion en partance. Pourquoi n’habitaient-ils pas le même pays ? Tout aurait été si simple, alors.

Mais il faut croire que son subconscient désapprouvait la décision stoïque qu’elle avait appliquée jusque-là. Malgré elle, des signes, de moins en moins ténus, lui échappèrent au fil des jours et des semaines. Un matin, par exemple, alors qu’elle servait à M. Chang son petit-déjeuner, sur la terrasse, et que celui-ci s’enquérait de son épouse, elle s’entendit répondre, de but en blanc :

— Madame est levée depuis un moment déjà, Monsieur. Elle est descendue au garage.

— Au garage ? À cette heure ? Pour quoi faire ?

— Je ne sais pas, Monsieur. Donner quelque instruction au chauffeur, je suppose.

— Merci, Ratih, vous pouvez disposer.

Le cœur de Ratih battait la chamade. Elle avait bien conscience d’avoir prononcé deux phrases de trop, mais qu’y faire à présent ?

Rien ne se produisit, pourtant, cette semaine-là.

Quelque temps plus tard, un après-midi, Susie Chang redemanda la voiture pour réaliser divers achats, comme elle en avait l’habitude. Et Ratih, la mort dans l’âme, vit partir la limousine, avec comme un mauvais pressentiment.

Le même après-midi, vers 15 h, M. Chang, de son bureau fit appeler un taxi par sa secrétaire pour se rendre au 50 Keong Saik Road, dans Chinatown. C’était l’adresse d’un hôtel quatre étoiles de style rétro, le 1921, installé dans d’anciennes “shophouses”. Là, on pratiquait le « day use », autrement dit la location de chambres à l’heure, dans la journée. Discrétion assurée. Paiement en cash uniquement. Escort girl ou maîtresse attitrée…, laissons à M. Chang ce petit secret.

Vers 17 heures, alors qu’il redescendait par l’escalier, moins fréquenté que l’ascenseur, un couple en attendait l’ouverture dans le hall. Ni l’homme ni la femme ne le virent, mais lui eut parfaitement le temps de reconnaître… son épouse et son chauffeur !

Animal à sang froid, M. Chang marqua un temps d’arrêt et attendit que les portes de l’ascenseur se referment pour regagner le vestibule, d’où il sortit en hâte avant de s’engouffrer dans un taxi.

Lorsque son chauffeur ramena Mme Chang à la Villa Paradise, la police de l’immigration attendait celui-ci sous le porche de la maison. Susie Chang comprit aussitôt que tout était fini ! L’annulation pour faute grave du permis de travail de Li Tsou, demandée sur Internet par son employeur, lui fut signifiée. En effet, dès son départ de l’hôtel 1921, M. Chang avait envoyé sur place un détective privé qui avait fait irruption dans la chambre des amants une heure plus tôt, prenant un cliché des plus compromettants pour tous les deux et synonyme de renvoi dans son pays pour le chauffeur. À Singapour, on ne badine pas avec certaine morale de classe. Les travailleurs immigrés sont priés de se reproduire entre eux. Quant aux “maids”, tout juste tolère-t-on qu’elles possèdent un dildo pour leur satisfaction personnelle !

Le trajet de retour avait été sinistre. Li Tsou s’était fermé comme une huître et Susie Chang se tordait les mains de rage et de dépit. Le chauffeur eut quinze minutes pour récupérer ses affaires dans sa chambre de location, encadré par deux agents et fut aussitôt conduit au centre de rétention annexé à l’aéroport. Là, il attendit le premier avion pour Hong-Kong, à la fois soulagé et conscient qu’il ne pourrait pas remettre les pieds à Singapour avant bien longtemps. Une page de sa vie se tournait.

Ratih, qui avait observé toute la scène depuis la terrasse, demanda à voir le médecin et se fit porter pâle, pour éviter les regards de ses patrons. Elle se coucha sans dîner, pleura une bonne partie de la nuit en silence et ne s’endormit qu’au petit jour, les yeux rougis.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015. Tous droits réservés.

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