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Quotidien

Le travail d’employée de maison, pour être varié n’en demeure pas moins répétitif. En quelques mois, Ratih était ainsi passée de l’appréhension à la découverte, puis à l’habitude et enfin à la routine.

Levée à six heures, douchée, vêtue, elle commençait par nettoyer les sols de marbre du rez-de-chaussée de la villa Paradise. En une demi-heure, à grands coups de lavette humide, c’était chose faite. Le temps qu’ils sèchent, elle prenait son petit déjeuner, debout dans la cuisine ou assise à la table haute qui en occupait le centre : un thé ou un café, un verre de jus de fruit ou un fruit, du pain pré–tranché grillé et de la margarine. Puis, elle mettait en route une machine à laver, pliait le linge sec de la veille, préparait un brouillon de liste de courses. Toutes les semaines, Mme Chang lui allouait un budget à cet effet. À elle de le gérer au mieux.

Vers sept heures, apparaissait M. Chang. Elle lui préparait et servait son petit déjeuner sur la table de la terrasse, le plus souvent. Lui rapportait la presse que le livreur avait déposée dans la boîte à lettres. Entre les journaux, son portable et sa tablette numérique, M. Chang levait rarement les yeux sur elle. À huit heures, il demandait son veston et commandait la voiture. Li Tsou, qui embauchait à sept heures trente, attendait dans le garage en la lustrant. Les bureaux de M. Chang sur Marang Road, étaient à un quart d’heure à peine. Cho, qui venait de se lever, embrassait son père et courait s’installer devant la télé où Ratih lui servait son petit déjeuner, qu’il avalait tant bien que mal. Douché de la veille au soir, il n’avait plus qu’à se laver les dents et revêtir son uniforme. À huit heures et demie, Li Tsou déposait Ratih au Sentosa Express, puis emmenait Cho jusqu’à son école. Vers neuf heures trente, il reviendrait prendre Madame Chang, pour la conduire à son magasin et, jusqu’à son retour, Ratih ne cesserait plus d’être inquiète.

Lorsqu’elle revenait des courses, Ratih arrangeait les lits, renouvelait le linge, étendait sa première lessive, mettait en route une seconde, le cas échéant. Ensuite, elle passait l’aspirateur dans les chambres. Il était midi. Elle ouvrait le réfrigérateur et composait son déjeuner avec les restes de la veille, puis prenait son repas, dans la cuisine ou plus rarement sur la terrasse, tout en consultant ses mails et son compte Facebook. Une découverte qui datait d’un mois à peine et l’occupait déjà plus qu’elle n’aurait voulu. Mais au moins pouvait-elle communiquer plus facilement avec ses collègues à travers le groupe secret qu’elles avaient formé : The Sentosa's FDW Girls. Une trentaine de filles, philippines, srilankaises, indiennes, malaises ou indonésiennes comme elle. Souvent réservées, voire effacées devant leurs maîtres, elles pouvaient exprimer là leur véritable nature, non sans risques, mais le savaient-elles ?

Un café rapidement avalé, sa journée de travail se poursuivait avec les tâches périodiques : laver les vitres, une fois par mois, un étage à la fois, envoyer au pressing les vêtements délicats, tous les quinze jours, nettoyer à fond les deux cuisines chaque samedi, repasser le linge, tous les deux jours en principe… entretenir plantes vertes et fleurs coupées, chaque jour ou presque et j’en oublie !

À seize heures, le chauffeur qui revenait après avoir déjeuné en ville, emmenait Ratih chercher Cho à l’école. C’était son deuxième moment de félicité de la journée : elle pouvait s’asseoir à côté de Li Tsou, laissant Cho jouer à la console sur l’immense banquette arrière.

Le plus souvent, Madame Chang rentrait en taxi, mais lorsqu’il lui prenait envie de shopping, elle redemandait la voiture en fin d’après-midi.

Tout en surveillant les devoirs de Cho, après le goûter, Ratih s’attelait à la préparation du menu du soir, seul repas que toute la famille prendrait en commun, à vingt heures. Puis elle donnait son bain à l’enfant, avant de mettre le couvert

Cuisiner, servir, débarrasser, mettre le lave-vaisselle en route, c’est à peine si elle-même trouvait le temps de se nourrir, picorant quelques bouchées entre ses aller-retours de la cuisine à la salle à manger ou la terrasse, selon que la soirée était ventée, orageuse ou belle.

Souvent, elle ne parvenait pas à respecter son souhait de cesser son service à vingt et une heures.

Ainsi passaient les jours de Ratih, du lundi au samedi. Le dimanche était un peu plus détendu, mais avant de prendre sa liberté, deux fois par mois, il lui fallait encore préparer le repas du soir, que ses patrons réchaufferaient et se serviraient seuls, en maugréant contre la législation qui limitait leurs droits.

Bien que ses journées passassent sans temps mort aucun, depuis plusieurs semaines maintenant, les pensées de Ratih, à n’importe quel moment et sans qu’elle y prît garde, allaient vers Li Tsou, la distrayant de ses tâches et l’amenant à commettre diverses erreurs. Ainsi laissa-t-elle un jour le fer à repasser brunir une chemise de M. Chang. Comme il en avait tout un stock, elle la fit disparaître. À quelque temps de là, c’est le bain de Cho qu’elle laissa déborder, inondant la salle de bain. Sans compter diverses préparations qui sortirent du four charbonneuses et malodorantes.

Reprends-toi, ma fille, ou tu vas finir par perdre ta place, se dit-elle enfin le jour où Cho tomba dans la piscine en courant après son ballon, sans qu’elle l’ait vu. Comme elle, il ne savait pas bien nager et utilisait encore des brassards. Il avait bu la tasse deux fois, mais par chance, avait pu se saisir de la perche d’apprentissage qu’elle lui tendit. Cette bêtise-là, il fallut bien la confesser et Mme Chang lui passa un savon mérité :

— Où étiez-vous quand Cho est tombé à l’eau ?

— J’étais au bord de la piscine, mais à l’autre bout, Madame.

— Je ne veux pas que Cho joue au ballon autour du grand bain, c’est compris ?

— Oui, oui, Madame.

— Bon, tenez-vous-le pour dit. Je vous paye aussi pour surveiller Cho, pas pour bayer aux corneilles ! Mais, en dépit de tous ces avertissements, Ratih ne parvenait pas à chasser Li Tsou de son esprit. Ni de jour, ni de nuit, où il venait envahir des rêves de plus en plus cauchemardesques, exutoire salutaire ou funeste prémonition ?

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015. Tous droits réservés.

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