XI

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Drames

Juillet et août s’étaient écoulés dans cet état de tension épuisant. La gaieté naturelle de Ratih avait disparu : on ne l’entendait plus chantonner dans la maison, comme au début de son amour pour Li Tsou. Son visage ne s’éclairait plus que rarement de ce sourire éclatant qui l’illuminait en permanence auparavant. Ses jours étaient sombres et ses nuits bien plus encore. Il lui prenait envie de pleurer à la moindre contrariété.

Madame Chang s’en aperçut bientôt et la questionna :

— Que vous arrive-t-il, Ratih ? Je vous vois bien triste depuis quelque temps. Vous ne vous plaisez plus chez nous ?

— Si, si, Madame, beaucoup.

— Vous avez des soucis personnels, alors ?

Ratih baissa le regard et fit de la tête un non timide qui voulait dire oui. Mais impossible de dire sa patronne qu’elle était amoureuse de son amant ! Elle se contenta d’un demi-mensonge :

— C’est ma fille qui me donne du souci, elle a quinze ans, bientôt seize et son père voudrait la marier au plus vite. Moi non et elle non plus, je crois, mais elle change et ces changements m’inquiètent.

Madame Chang qui entendait garder ses distances avec son employée et ne voulait pas se transformer en confidente, coupa au plus court :

— Je comprends que cela soit compliqué, en effet, à cet âge-là. Mais ce n’est sans doute qu’un mauvais passage. Dans quelques semaines, j’en suis sûre, vos craintes auront disparu.

— Je l’espère, Madame, je l’espère.

Le visage impassible et parfait de la “tigresse” ne trahissait aucune de ses pensées, mais ses yeux de jais fixaient Ratih, en quête des émotions de la jolie indonésienne. Celle-ci sentit qu’il fallait briser ses défenses pour être crédible. Elle éclata en sanglots.

Cela eut le don d’exaspérer sa patronne :

— Allons, Ratih, reprenez-vous. Ce n’est pas si grave. Que votre fille se marie, un peu plus tôt ou un peu plus tard, c’est bien le cours des choses, non ? Si cela arrive, je vous donnerai congé pour assister au mariage, soyez-en assurée. Et maintenant, séchez ces larmes et remettez-vous au travail.

— Oui, madame, tout de suite, madame.

Fin de l’épisode.

Le lendemain de cette algarade avec sa patronne, lorsqu’elle ouvrit l’application FB de son smartphone, Ratih vit une pastille d’alerte. C’était un message de Puji, une compatriote qui travaillait chez une autre famille chinoise, en dehors de la presqu’île. Cette famille occupait tout le dernier étage d’une tour de quarante et menait la vie dure à son employée. Depuis plusieurs semaines déjà, Puji était déprimée, ses amies l’avaient bien vu lors de leurs sorties dominicales. Elle avait tout juste vingt ans, sa famille lui manquait, on l’éreintait à la tâche et la mère de sa patronne, qui régentait la maisonnée, ne ratait pas une occasion de la rudoyer, de l’humilier, voire de la frapper.

Aussi, ce matin-là, au lieu de ramener le linge qui séchait sur les perches tendues depuis le balcon, montant sur un tabouret, puis sur la balustrade, Puji se laissa-t-elle choir sans un mot, sans un cri, sur l’asphalte du parking. Le bruit mat de son corps percutant le sol fut couvert para le ronronnement incessant de la ville autour. À peine quelques lève-tôt, comme elle, virent-ils une ombre passer devant leurs fenêtres.

Le message de Puji, posté juste avant de sauter disait : « Bonne chance, les filles ! Pour moi, c’est fini. Love. Puji. » Ses patrons tentèrent de faire croire à un accident du travail, comme il s’en produit quelques dizaines touts les ans, à Singapour parmi les FDW, peu habituées à vivre dans les étages de gratte-ciel. D’ailleurs une obligation de tendre des filets anti-chutes était à l’étude pour tenter d’éradiquer ce fléau. La vérité, c’est que bon nombre de ces chutes sont des suicides dont l’avènement des portables a rendu l’identification plus aisée.

L’événement jeta une consternation silencieuse dans toute la communauté des travailleuses domestiques chez qui la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Ratih se figea dans sa carapace.

La loi des séries. Jamais deux sans trois. Superstitieuse, comme tous les Asiatiques, elle implorait les dieux bienveillants de lui venir en aide, dans cette mauvaise passe. Elle avait raison. Un troisième coup du sort n’était pas loin.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015.

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