VIII

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Tourments

À partir de ce matin-là, Ratih ne cessa plus de songer à Li-Tsou. Moitié pour s’en éprendre chaque jour un peu plus avec délices, moitié pour s’en déprendre pied à pied avec obstination.

Madame Chang, qui était fine mouche, eut tôt fait de subodorer l’affaire. Mais son époux ne voulut pas entendre parler de devoir se séparer d’un nouveau chauffeur qui le changeait agréablement de l’ancien, pas plus que Madame Chang ne voulut envisager de renoncer à Ratih dont le service lui donnait entière satisfaction.

Un statu quo prudent s’instaura donc après que celle-ci eut été mise en garde à mots à peine couverts.

Quelques semaines passèrent ainsi jusqu’à ce que l’insolente beauté de Li-Tsou achève ses ravages, au cœur même de la maisonnée. Ce qui peut survenir finit toujours par se produire.

Madame Chang, épouse trop souvent délaissée par un mari accaparé par ses affaires et plusieurs maîtresses, succomba à son tour. Et pas seulement de manière platonique. Cela se passa au garage, sur la banquette arrière de la limousine de Monsieur dont le chauffeur lustrait la carrosserie à la peau de chamois :

— Bonjour, Madame Chang. Que puis-je pour vous ? murmura Li-Tsou étonné de voir sa patronne devant lui en petite tenue, ce matin-là.

— Approchez, Li-Tsou, je vais vous le dire, susurra la bouche cerise de Mme Chang, entrouvrant les pans de son peignoir de soie, tandis que ses yeux amande cherchaient le regard du chauffeur.

Madame Chang avait d’admirables seins en poire, une toison discrète et un tatouage de serpent enroulé autour de la cuisse gauche.

— Je vous en prie, Madame…

— C’est moi qui vous en prie, Li-Tsou !

De caressant, le ton s’était fait impératif. Susie Chang n’était pas de celles à qui l’on résiste et Li-Tsou, de toute façon, pas en mesure de refuser quoi que soit à sa trop jolie patronne. Sa place était en jeu, dans un cas comme dans l’autre. Il devint donc l’amant de Susie Chang, pour le plaisir et par obligation.

Mais ils furent démasqués en plein effort, un autre matin, à quelque temps de là, alors que Ratih descendait des bouteilles vides au garage. Madame Chang, jupe retroussée et culotte baissée, contre la Rolls Royce, exultait mezzo voce tandis que son chauffeur s’ahanait à la tâche, pantalon et caleçon sur les chevilles.

Ratih, de surprise mêlée de désespoir, défaillit en poussant un cri strident. Les bouteilles qu’elle portait se fracassèrent sur les marches en béton de l’escalier qu’elle dévala, roulant évanouie sur les tessons jusqu’aux pieds de Li-Tsou.

Les amants coupables se rajustèrent en toute hâte et la relevèrent ensanglantée, sans savoir si elle avait passé le quart tournant de l’escalier au moment de sa spectaculaire et bruyante chute.

Qu’avait-elle vu et entendu ?

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, c’est le regard apeuré de Li-Tsou que Ratih vit penché sur elle. Puis, celui, inquiet, de Mme Chang. Si elle parlait, Li-Tsou serait certainement renvoyé, pour sauver les apparences, et ainsi perdu pour elle.

Ses esprits retrouvés, elle affirma donc avoir glissé sur l’une des premières marches. Le casque de son baladeur, retrouvé près d’elle, accrédita la thèse qu’elle n’avait rien entendu. Les deux autres se regardèrent un instant et, dans le doute, choisirent… le silence ! Il fallait d’abord panser les plaies de la blessée, qui saignait d’abondance.

À part une entaille plus profonde au genou gauche, qui nécessita quelques points de suture, aux urgences du Singapore General Hospital, le reste n’était que coupures superficielles, sur les bras, les jambes, le buste. Du visage, seul le menton avait été légèrement touché et là une simple suture adhésive fit l’affaire.

De ce jour, les relations entre Li-Tsou et Ratih ne furent plus les mêmes. Le chauffeur pressentait qu’elle connaissait son secret et lui savait gré d’avoir gardé le silence. Maintenant, ils devisaient de tout et de rien, comme des collègues qu’ils étaient, lors des trajets en limousine. De tout, sauf de ce qui était survenu dans le garage, bien entendu.

Ratih était persuadée qu’après l’alerte qu’elle avait donnée il ne s’y passait plus rien, mais aurait bien voulu se faire petite souris dans l’arrière-boutique de Madame Chang à Dempsey Hill. Li-Tsou n’emmenait-il pas sa patronne là-bas tous les matins pour dix heures ? Elle avait remarqué que plusieurs fois par semaine, il ne rentrait pas à la Villa Paradise avant midi et se rongeait les sangs à ce sujet. Par trafic normal, c’était à moins d’une demi-heure de trajet. Mais que faire ?

Pour dissimuler ses blessures le temps qu’elles cicatrisent, Ratih avait porté des chemisiers fermés ou des T-shirts à manches longues et des pantalons corsaires tout un mois, malgré la chaleur. Lorsque enfin elle put remettre ses shorts habituels, ses manches courtes et ses décolletés, Li-Tsou lui en fit compliment et Ratih se sentit rougir de plaisir.

Avec sa patronne aussi les relations changèrent. Mme Chang savait bien qu’il n’était pas dans l’intérêt de Ratih d’éventer auprès de son époux sa coupable relation avec le chauffeur, mais ayant deviné depuis le début la secrète inclination de son employée pour l’apollon chinois, elle ne pouvait s’empêcher, malgré la différence d’âge, de la considérer comme une rivale qu’il fallait maintenir en respect.

Ratih reçut interdiction de descendre au garage sans ordre explicite et Mme Chang convainquit son mari que les jours où Cho n’allait pas à l’école, il n’était ni nécessaire ni convenable que Li-Tsou véhicule Ratih. Un vélo suffirait bien à ses besoins.

Dans un premier temps, Ratih parut s’accommoder de ce durcissement et Mme Chang en fut soulagée. À tort, car ces restrictions ne firent qu’exacerber les sentiments de l’employée de maison pour le chauffeur. Ainsi se nourrit la passion.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 2015. Tous droits réservés.

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