22 ~

4 minutes de lecture

Mon père, Papa. Troisième tercio, déjà, ta corrida touche à sa fin et tu sais que tu n'en sortiras pas victorieux. Le poison se disperse en toi.

Je ne sais pas où commencer ni quoi te dire sans aboyer, me laisses-tu le droit, ce matin, de me déployer dans la parole ? Depuis vingt ans, deux fois dix ans, ma vie est gravée de ta main, qui retient, à l'autre bout de la laisse. Depuis vingt ans, ma vie est gavée par la main de ta femme. Depuis vingt ans, cherchant je ne sais quelle liberté, tirant trop fort, je m'étouffe, les mots ne sortent pas.

EXPIRATION, INSPIRATION

Les hommes peuvent-ils
attraper à deux mains ma vie de fille,
puis de femme,
empoigner mes cheveux pour
des coups
des caresses,
peuvent-ils choisir, tout puissants de demain,
en y faisant couler le sang,
comme toi,
en y faisant couler le sens,
comme lui ?
Pécheur
Pêcheur
Poison
Poissons.
Je ne sais pas.

EXPIRATION, INSPIRATION

Ce que je porte en moi, c'est l'aveugle de la cicatrice, la honte qui nous étreint après les drames qu'ont commis nos ancêtres. Ce que je porte en moi, le poids des pierres, le poids des prières.
Papa, ce que je transporte, c'est un chant de muette. Un chant brut et brûlé. Un chant pour toutes les femmes lionnes et louves, les blessées, les fracassées, celles qui boitent quand elles dansent. Ecoute-le, Papa. Je fais partie du choeur, moi aussi. Et moi aussi j'ai besoin de me réparer, de me jeter à la langue nourricière de la lumière pour quitter enfin la bouche cruelle et sans fond de ta nuit. Emprunter, enfin, des chemins de désobéissance.

EXPIRATION, INSPIRATION

Aujourd'hui, j'aboie contre toi, pour la vie que tu m'as donnée et celle que tu m'as reprise. Pour chacun de mes chagrins sans souffle ni contours. Pour tes colères sublimes aux couleurs imprévues qui ont entretenu ma brûlure. Pour ma main qui raturait le papier là où la tienne y poursuivait mon visage. Sur ma peau blanche, noire, partitions de violence où se sont accrochés tes poings. Dans des danses sans tendresse, des chorégraphies guerrières sur ma peau mineure. J'aboie, papa, tu n'avais pas le droit.
Et puis laisser les colères se dénuder par la caresse du temps.

EXPIRATION, INSPIRATION

J'aimerais te dire que je m'en fous, de ton silence posé sur moi, de ton avis, de... Mais la vérité est que c'est la seule chose qui ait jamais compté. Et tu le sais si bien.

EXPIRATION, INSPIRATION

Je ne sais pas ce que je serais devenue si tu avais apaisé ma soif, si tu m'avais élevée poisson et non chienne, m'avais laissé de l'eau ? Je ne sais pas ce que je serais devenue loin de cette vie d'apnée. Je ne sais pas si j'aurais puisé tant d'espoirs dans les yeux de Tombeau, dans son corps dessiné sur le mien. Je ne sais pas si j'aurais goûté aussi fort à sa langue. Alors, peut-être que je dois t'en remercier.

EXPIRATION, INSPIRATION

Tu respectes Tombeau sans le connaître, tu dis que tu sais. Mais que sais-tu, à part que tu me laisses entre des mains tranquilles qui ne cherchent pas à soulager la démangeaison des brûlures par les coups, lorsque je m'enfuis avec lui ?
Il y a un mois tout juste, tu as levé un mouchoir orange vers moi, en silence. Je sais que cela signifie "indulto", grâce. Pour Tombeau, pas de mise à mort. Il a prouvé sa bravoure, à tes yeux. Il faut le laisser sortir de l'arène, maintenant. Ouvrir la porte du prince. Je peux ranger mes épées.

EXPIRATION, INSPIRATION

En musique, on appelle "comma" un intervalle entre deux tons. Dans ton intervalle artificiellement suspendu entre ici et ailleurs, entre deux toi, puisses-tu recevoir la musique de mon chant, que j'abrite depuis maintenant vingt ans.

EXPIRATION, INSPIRATION

Sous les guerres de l'automne, les feuilles portent le goût du sang. Comme les arbres lie-de-vin, tu te défolies, mon père. Dans le langage des oiseaux, c'est la folie qui te quitte dans ces derniers instants apaisés.
Je me heurte à cette fausse respiration par laquelle tu enfles et désenfles, dans ces derniers moments qu'enserre le cancer.
Tombeau et moi sommes allés chercher la lourde eau miraculeuse avec laquelle je peins ton corps.
Mais je ne suis pas peintre,
Mais tu n'es pas poisson,
Et je réalise que je ne sais même pas qui tu es.

EXPIRATION, INSPIRATION

Papa,
Y'a-t-il d'autres lieux,
d'autres temps,
d'autres espaces,
où tu me réponds hors du silence ?
Où tu m'étreins
avant de t'éteindre ?
Je ne sais pas.

EXPIRATION, INSPIRATION

Te voilà bientôt de l'autre côté du mouroir. Ils nous l'ont dit. Ils savent, eux, blottis dans le blanc des blouses. C'est la fin dans cette réalité-là.
Alors Adieu mon père, et bon voyage.

EXPIRATION, INSPIRATION

Est-ce que tu pars pour me laisser l'espace pour fleurir ?
Dis-moi, qu'est-ce qui te porte vers ce dernier exil ?

EXPIRATION, SILENCE.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire LaLangueBleue ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0