34 : L’interdit dévoilé

9 minutes de lecture

Malcolm

Encore une fois, je vais voir à l’entrée de la bibliothèque mais mon espoir est à nouveau déçu. Il n’est toujours pas là et il n’y a pas de lumière au cabinet médical en face non plus. C’est étrange. D’habitude, il est toujours là à l’heure, en avance même. Mais qu’est-ce qu’il fout ? Il a peut-être dû faire un détour pour éviter une patrouille sur la route ? D’ailleurs, je ne sais même pas d’où il vient et où il se procure les exemplaires qu’il nous ramène. Jusqu’à aujourd’hui, je ne me suis vraiment pas posé beaucoup de questions, je crois que c’est un reste de l’éducation qu’on nous donne ici, sur l’île. On ne nous apprend pas vraiment à réfléchir au final, on nous dit et on nous redit encore et encore que le Conseil sait, qu’il agit pour le bien de tous et qu’il faut lui faire confiance. Et quand on ne sait pas quoi faire, on lui demande et il tranche pour nous. C’est plutôt confortable et en plus, les décisions sont toutes tournées vers l’écologie, on aurait tort de se priver. Mais à bien y réfléchir, on est quand même enfermés dans un fonctionnement où on n’interroge pas les autres. Et c’est comme ça que je me rends compte aujourd’hui que je n’ai aucune idée où Daniel, le Doc pour les hommes se fournit. Tout ce que je sais, c’est qu’il nous les ramène et qu’on le paie pour avoir pris le risque de transporter des ouvrages interdits en services et en petits cadeaux.

Je retourne à l’accueil où je vois que Murielle se prépare à partir. Elle me jette un regard intrigué auquel je me sens obligé de répondre.

— J’attends Daniel, le Doc. J’ai un petit souci et j’aimerais lui en parler, mais il n’est toujours pas arrivé au cabinet. Ne t’inquiète pas, vu que tu as fini ton service, je verrai avec lui quand il sera là pour qu’il vienne ici ou qu’il attende la fin de mon service pour aller le voir. Je ne vais pas laisser la bibliothèque sans surveillance.

Pourquoi quand on a un truc à se reprocher, on a toujours tendance à multiplier les explications et les détails ? Je suis sûr qu’elle n’a rien remarqué sur mon inquiétude, ma collègue, même si je commence à avoir un doute en regardant l’air conspirateur qu’elle prend, alors qu’elle baisse la voix pour me répondre.

— Tu n’es pas au courant ? Il a été cueilli au pied du lit, ce matin, par la garde…

— Arrêté ? Mais pourquoi ? demandé-je, très inquiet alors qu’elle se tait pour entretenir le mystère.

— A force de faire circuler des livres interdits, c’était sûr qu’il se ferait prendre, soupire-t-elle en levant les yeux au ciel. Bon, je n’ai pas balancé, évidemment, mais il l’a quand même bien cherché.

Daniel s’est fait arrêter à cause du trafic de livres ? Mince… C’est sûr qu’il va parler s’il veut éviter le recyclage… et il va dire tous les endroits où il dépose ses livres. Je n’ai malheureusement pas le temps d’interroger davantage ma collègue car elle hausse les épaules et sort de la bibliothèque en continuant à marmonner dans ses dents comme ces livres sont immoraux et comme le sexe, ça n’a pas de sens si ce n’est pas avec une personne du même genre. Je crois même entendre à un moment qu’elle dit qu’avec tous les jouets qui existent, les hommes ne servent plus à rien et devraient disparaître.

Je reste quelques instants interdit et comme figé sur place. Un regard vers l’horloge et je vois qu’il est déjà bientôt midi trente. S’ils l’ont arrêté au petit matin, ça fait déjà six heures au moins qu’ils sont en train de le questionner. Combien de temps va-t-il tenir ? Vu son caractère, je suis surpris que les patrouilles du Conseil n’aient pas encore débarqué au cabinet ou ici. Vite, il faut que j’aille faire disparaître les preuves de ma participation à ce petit trafic. Je n’ai pas grand chose à craindre de mon côté car je n’ai jamais profité de l’échange de livres. J’ai juste considéré ça comme ma mission de permettre l’accès à la lecture pour le plus grand nombre, mais quand même, je ne pense pas que le Conseil apprécie mes arguments alors qu’il a expressément interdit toute mention du sexe hétérosexuel sur l’île.

Alors que je me dirige vers l’escalier qui mène à la réserve, un groupe de cinq hommes en uniforme débarque dans le bâtiment et actionne la sirène d’alarme. Immédiatement, tout le monde se précipite vers la sortie et je suis obligé de suivre le mouvement, même si je reste un peu en retrait. Avant de laisser sortir tout le monde, les gardes, menés par Marco, fouillent les affaires de tout le monde. Quand tous les lecteurs sont sortis, mon amant occasionnel se tourne vers moi.

— Nous allons devoir fouiller la bibliothèque. Tu as quelque chose à déclarer ?

— Non, allez-y. Je dois venir avec vous ?

— Tu peux, si ça te chante, mais nous n’avons pas besoin de ton autorisation pour fouiller quoi que ce soit.

— Non, c’était plus pour vous guider que pour vous autoriser à quoi que ce soit, soupiré-je. Mais je vais rester là. Je sais bien que vous avez tous les droits sur cette île.

— Tu sais bien que c’est dans l’intérêt de tous, soupire-t-il en faisant signe à ses camarades d’entrer.

— Et pourquoi ce débarquement ici ?

— Des informations sur la diffusion d’éléments interdits. La bibliothèque, c’est le lieu idéal, pour ça. Dis-moi que tu n’as rien à voir avec ces trucs, Malcolm…

— Non, non, je t’assure, je n’aurais rien à gagner avec un tel trafic.

Je sais que je mens effrontément parce que, même si ce que j’ai dit n’est pas faux, je n’ai pas répondu à sa question. J’ai un peu tout à voir avec les livres, même si c’est vrai que je n’y gagne rien à part le plaisir de laisser la culture, quelle qu’elle soit, se diffuser.

— Il y a des rumeurs qui disent que vous avez arrêté Daniel, le Doc. Tu me confirmes ?

— Je confirme, marmonne-t-il après m’avoir observé en silence pendant ce qui m’a semblé être une éternité. C’est lui qui distribue ces merdes.

— Eh bien, je n’aurais jamais cru ça de lui. Toujours si discret… Vous allez bientôt le relâcher ? Sinon, comment on va faire si on tombe malade ?

— Il n’est pas prêt de sortir, à mon avis. Pour l’instant, il est muet comme une carpe, mais il ne devrait pas tarder à balancer des noms. Pour le reste, la Doc a été informée qu’elle devait s’occuper des hommes en cas d’urgence, normalement.

Je me dirige vers l’entrée et essaie de voir ce qu’il se passe dans le bâtiment en face. Il y a la même effervescence du côté du cabinet du Doc qu’ici, avec une troupe qui a l’air en train de retourner le local, mais du côté de chez Jade, tout a l’air calme. Peut-être même qu’elle n’est pas là.

— Chef, on a trouvé ça, en bas dans la réserve !

Je me retourne, résigné et prêt à affronter mon destin et je ne suis pas surpris de voir qu’ils ont trouvé un petit stock de trois livres interdits, ceux que je n’avais pas encore eu le temps de distribuer aux personnes intéressées. Marco récupère les ouvrages et y jette un œil distrait avant de se tourner vers moi.

— Tu m’expliques ? me demande-t-il dans un calme olympien apparent.

— Je n’ai rien à expliquer, je ne sais pas d’où viennent ces livres, ni ce qu’ils sont. Où avez-vous dit que vous les avez trouvés ?

Je joue à l’ingénu mais, même à mes oreilles, mes paroles sonnent faux. J’essaie de réfléchir à une histoire que je pourrais leur sortir, mais pour l’instant, rien ne vient.

— Dans la réserve, Malcolm. Il n’y a que toi ou la femme qui y avez accès, n’est-ce pas ? Donc, tu m’expliques ?

— En fait, il n’y a pas que nous deux qui avons accès, Marco. Tu le sais bien que si un lecteur le demande, nous lui ouvrons et nous le laissons sur place le temps qu’il fasse ses recherches ou ses lectures. Murielle et moi, nous devons nous occuper le plus possible de l’accueil et nous ne pouvons rester avec ceux qui sont en bas. Je… je ne devrais pas dire ça car ça va l’incriminer, mais le Doc y allait régulièrement. Il nous avait dit qu’il avait besoin de regarder des livres anciens pour retrouver des techniques médicinales ancestrales afin de les appliquer aux maladies actuelles.

Je mens en le regardant droit dans les yeux mais je n’ai pas trop le choix. Je m’en veux un peu d’enfoncer Daniel comme ça, mais de toute façon, il est déjà en train de plonger. Un peu plus, un peu moins, ça ne changera pas grand-chose. Reste à savoir si Marco va me croire ou pas. Je lis clairement sur le visage des autres gardes qu’ils sont dubitatifs et prêts à m’arrêter pour me conduire au recyclage. Et s’ils savaient qu’en réalité, je cache beaucoup plus que ces livres…

— Tu sais que ton appartement va être fouillé, lui aussi ? me demande-t-il plus bas. Peut-être pas dans l’heure, mais demain matin, grand maximum à mon avis…

— Eh bien, sauf si tu en as laissé sur place la dernière fois qu’on s’y est retrouvés pour nos petites folies, il n’y a rien à trouver chez moi. Vous pouvez aller voir tout de suite si vous le désirez.

Avec les stocks à la bibliothèque, pas besoin d’en avoir chez moi. Je ne suis pas fou, non plus. Mon assurance doit se sentir car tout le monde me regarde avec un peu moins de méfiance. Ou alors, c’est ma mention de ma relation intime avec un fils d’un membre du Conseil qui aide à me disculper ?

— Vous avez fouillé partout ? demande-t-il en se tournant vers les autres qui acquiescent. Rien dans son bureau ?

— Non, il y a juste un carnet avec des poèmes, mais ça doit être ses brouillons pour la Revue.

Là, j’ai un peu des suées froides car s’ils lisent ce que j’ai écrit, tout n’est pas forcément très clean, mais ils n’ont pas l’air d’avoir creusé la question plus que ça.

— Bien. On y va, alors. Nous n’avons aucune preuve de son implication, et je doute que ce genre de choses l’intéressent, de toute façon. Ça ne colle pas du tout avec le personnage. D’ailleurs, continue-t-il en se tournant à nouveau vers moi, quand est-ce qu’on se revoit ?

Honnêtement, jamais, ça m’irait, mais je ne peux pas le rejeter comme ça, surtout devant ses hommes. Je lui fais donc mon meilleur sourire et lui réponds comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.

— Eh bien, quand tu veux, je suis disponible tous les soirs, tu sais ? Ce n’est pas moi qui ai plein de responsabilités. Dis-moi, j’ai hâte de te revoir.

OK, j’en rajoute une couche, là, mais ça a l’air de lui plaire et de flatter son égo. Il doit croire que je suis raide dingue de lui et ça doit le rassurer dans sa virilité. J’espère surtout que ça finit d’endormir ses soupçons. Dans ma situation avec Jade, je ne peux pas me permettre d’être sous les projecteurs.

— Garde ta soirée de vendredi, je repasserai te voir pour confirmer, selon comment tout ça évolue.

Je fais un petit signe de la tête pour signifier mon assentiment et m’écarte alors que la troupe sort en confisquant les livres. S’ils n’en ont trouvé que trois, c’est qu’ils ne sont pas très efficaces, mais je ne vais pas m’en plaindre. Et je m’en sors bien, au final. J’aurais pu finir en prison, avec une menace d’être recyclé sur le dos et je m’en tire avec une soirée à passer avec Marco. C’est clair que je n’éprouve absolument aucun sentiment pour lui, mais si je dois lui laisser tirer son coup pour m’acheter une assurance-vie, je vais essayer de faire un effort. Il faudra juste que j’explique tout ça à Jade pour ne pas qu’elle fasse une crise de jalousie. Pas gagné, ça, mais un moindre mal.

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