35. Réquisition du plaisir interdit

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Jade

Je soupire en me laissant tomber sur mon fauteuil. Je ne comprends rien à cette histoire, et ce doit être une première, sur l’île. Depuis quand est-ce qu’on autorise une femme à s’occuper d’un homme, à le toucher ? Et comment est-ce que je vais m’organiser, moi ? Ils pensent vraiment que j’ai le temps de gérer l’autre partie de la population, là-haut ?

Mes yeux sont attirés par l’écran de mon ordinateur, en pleine mise à jour. Je vois les noms des hommes s’afficher au fur et à mesure sur la liste et sens un pic de curiosité naître en moi en voyant celui de Malcolm, mais je me retiens et tente de rester professionnelle.

J’espère qu’il n’est rien arrivé à Daniel. Je ne le porte pas spécialement dans mon cœur et je ne le connais pas plus que ça, pour ne pas dire que je ne connais rien de lui, mais il m’a déjà donné un coup de main ou deux en douce quand je peinais à diagnostiquer les problèmes de santé de mes congénères. Et inversement, même si vu notre différence d’âge et donc d’expérience, je lui ai sans doute été moins utile.

Séverine, la membre du Conseil qui m’a avertie, ne m’a même pas dit combien de temps je devrais gérer tout ça. Et quand j’ouvre le planning de Daniel, j’hésite entre me mettre à pleurer et tout envoyer balader. Au lieu de quoi je garde mon calme je ne sais comment, et épluche les prochains jours pour voir les rendez-vous importants et les caler entre les miens, ou en début de soirée. Il va falloir que je limite les visites à domicile au maximum jusqu’au retour de Daniel. Et je me demande aussi comment je vais bien pouvoir me débrouiller pour avertir les hommes en question. Et je ne peux que constater que ce serait une très bonne raison pour passer du temps avec Malcolm… même si je vais plutôt transmettre une information à la garde pour qu’ils se chargent d’avertir tout un chacun.

Je manque de buter contre Liz en sortant de mon cabinet pour aller poser une affiche sur la porte de Daniel. Et elle a l’air vraiment en vrac, la pauvre.

— Entre, j’arrive dans une seconde.

Je l’entends renifler alors que je scotche le papier sur la porte, et me dépêche de retourner dans mon bureau, où elle m’attend, prostrée sur un fauteuil.

— Qu’est-ce qui se passe, Liz ? lui demandé-je en m’installant à côté d’elle.

— Oh, Jade, j’ai besoin de toi. J’ai reçu un message du Conseil. C’est horrible ce qu’ils veulent me faire.

— Quoi ? Ils ont changé d’avis sur… ta place, ici ?

— Non, pire que ça. Ils veulent prélever mes ovules pour fabriquer des bébés ! Tu imagines ? Ils veulent violer mon corps ! Mais ils sont fous, ou quoi ?

Je soupire et attrape sa main dans les miennes. Le prélèvement d’ovocytes est une chose à laquelle aucune de nous ne s’habitue. Oh, ça n’arrive pas tous les quatre matins et heureusement, mais on y passe toutes, entre vingt et trente ans.

— C’est assez courant, ici, Liz… Comme les relations entre les hommes et les femmes sont interdites, il faut bien que les bébés viennent de quelque part. Je t’assure que ce n’est pas douloureux, et c’est fait sous anesthésie générale.

— Mais je pensais qu’ils allaient juste m’inséminer artificiellement ! Pourquoi ils me volent mes futurs bébés ?

— Tu as vu une seule femme enceinte, ici ? Nous ne faisons que participer à la conception des enfants de cette façon, c’est… moche, injuste, cruel, mais c’est aussi grâce à ça que certaines femmes qui sont stériles peuvent avoir une petite fille, grâce à ça que les hommes ont des petits gars. Et ils ne prélèvent que quelques ovules.

— Tu es sûre ? Si ça peut aider d’autres personnes… Ça ne fait pas mal ? Désolée, j’ai un peu paniqué en recevant leur message…

— Je comprends. Tu aurais dû me voir la première fois que je me suis retrouvée au bloc… J’étais pétrifiée, je suis tombée dans les pommes devant l’aiguille après avoir tremblé comme une feuille pendant des heures. Ils ponctionnent ça avec une fine aiguille, au pire, ce sont quelques douleurs abdominales pendant quelques jours, mais bon, on vit ça tous les mois, on sait ce que c’est. Et je te promets que c’est tout ce qui se passe. Quand j’étais en formation, j’ai assisté à quelques prélèvements, et puis… quand le Conseil me punit, je me retrouve là-bas pour trier ovules et spermatozoïdes, grimacé-je. Tu sais que tu peux me faire confiance, n’est-ce pas ?

— Oui, merci. Je pense que je préfèrerais l’insémination, mais je comprends, il faut que je me fasse aux coutumes, ici.

— Moi aussi, j’adorerais savoir ce que ça fait d’être enceinte, murmuré-je en pensant égoïstement à ma situation. Ça doit être merveilleux, même si je ne doute pas que ce soit aussi bien plus douloureux qu’un prélèvement d’ovocytes. Nos coutumes ne sont pas forcément les meilleures, mais elles ont pour but, selon le Conseil, de préserver l’île et ses habitants, il faut faire avec…

Même s’ils régentent nos vies comme si nous étions un troupeau de moutons… et que nous n’avons même pas le choix sur beaucoup de points. D’un autre côté, quand les gens ont le choix, ils font n’importe quoi avec leur vie, la planète, les autres…

— Moi, ce que j’aimerais bien, c’est pouvoir partir de cette île. Avec Mathilde… Tu crois que ça serait possible, un jour ?

Eh bien, on peut dire qu’elles se sont rapprochées, toutes les deux !

— J’en doute, Liz… Ce qui se passe ici doit rester ici, tu comprends ? Le discours du Conseil, c’est que si les gens entendaient parler de nous, les curieux viendraient polluer notre île et cela mettrait en péril notre équilibre et celui de la Nature. Et puis, ils disent qu’un habitant de l’île n’a pas le droit de rester sur le continent, il sera renvoyé ici. Mais… il y a quand même beaucoup de points positifs, ici, non ? Je veux dire… Sans cette histoire, tu t’y sens bien ?

Je me rends compte que Liz est toujours souriante et que je n’ai pas été suffisamment attentive à son moral. Entre le boulot et Malcolm, je suis plutôt occupée.

— Oui, on vit plutôt bien ici, même si ça fait un peu prison, parfois.

— On le pense toutes, oui. On rentre à la maison ? Il me reste une petite heure avant de devoir revenir et j’ai faim. A moins que tu n’aies prévu d’aller voir Mathilde ?

— Non, je vais aller manger avec toi. Merci vraiment pour ta gentillesse.

Gentillesse, je ne sais pas. Je viens de faire mon boulot, à savoir la rassurer sur l’opération qu’elle va subir. Comme je le fais pour toutes les autres jeunes femmes à qui ça arrive. Expliquer l’intervention, rappeler le but et l’importance de ce geste, rassurer dans la globalité. Je passe sur le fait qu’elle se retrouvera ici pour que je vérifie qu’elle cicatrise bien, et donc absolument pas entre ses cuisses pour lui faire du bien comme j’ai déjà pu le faire. Ou sur celui que, comme toutes les femmes qui auront fait don – si on peut dire ça – de leurs ovules, elle se posera la question pour chaque nouveau né qui suivra s’il est né grâce à elle… Mieux vaut attendre que l’opération soit passée. Gentille, tu parles, je me dégoute de suivre les consignes du Conseil.

Je récupère ma veste et mon téléphone et l’entraîne à l’extérieur, où nous constatons rapidement que l’ambiance au village n’est pas habituelle. Des gardes sont un peu partout, et je constate que Malcolm est en grande discussion avec l’un d’eux, devant la bibliothèque. Je ne sais pas trop ce qu’il se passe, mais ça ne me dit rien de bon. Est-ce que ça a un rapport avec Daniel ? Et pourquoi y a-t-il des gardes devant tous les bâtiments ou presque ?

Je fais quelques pas en direction de la bibliothèque avant de me stopper brusquement. Pire idée du siècle, non ? Murielle n'est pas avec Malcolm, donc je n'ai pas à aller lui parler… La curiosité me noue les tripes, mais je monte quand même dans ma voiture et démarre une fois Liz installée à mes côtés. Le trajet se fait dans un silence plutôt pesant, chacune occupée à ses propres pensées. Liz ne doit penser qu'à ce message du Conseil qui l'a retournée, et moi j'oscille entre le boulot que je vais avoir à faire en doublant mon nombre potentiel de patients sur une durée que je ne connais pas, et cette scène que je n'avais encore jamais vue au village. Pour autant, nos pensées doivent se rejoindre lorsque nous bifurquons sur le chemin de notre quartier, où toutes les femmes qui ne travaillent pas sur le temps du midi sont éparpillées devant nos maisons, avec ou sans bébé ou jeune enfant, certaines en pyjama, d'autres en tenue de travail, tandis que les portes sont grandes ouvertes.

Je m'arrête brusquement devant chez moi et sors en trombe de la voiture en constatant que ma propre maison est visitée par une collègue de Jasmine. Putain, mais c'est quoi ce bordel ?

— Je peux savoir ce qui se passe ? Qu'est-ce que tu fiches ici ?

Perrine, quadragénaire insupportable que je déteste avoir en consultation, a littéralement les mains dans ma bannette de linge propre, sur le canapé. Mon bureau est plus ou moins retourné, les portes de mon placard à l'entrée sont ouvertes… Ça pourrait ressembler à ce qu'ils appellent un "cambriolage", sur le continent, chose que nous ne connaissons pas ici.

— On fouille toutes les maisons sur ordre du Conseil. On doit recenser et récupérer tous les ouvrages interdits qui pourraient être chez les habitants.

Je tente de masquer ma nervosité en me demandant où j'ai bien pu mettre celui que je n'ai pas encore ramené à la bibliothèque alors que Liz débarque à mes côtés, incertaine. Et je me mets surtout à stresser en me demandant si Malcolm ne va pas être accusé et enfermé ou pire… Et cette saloperie de Perrine monte à l'étage comme si elle était chez elle.

— On a des droits quand même, non ? Ça ne te gêne pas, et ça ne gêne pas tes collègues, de fouiller dans nos vies intimes comme ça ? grogné-je en la suivant.

— On est là sur ordre du Conseil, donc, non, ça ne me dérange pas. Ils savent ce qui est bon pour l’île. Et il faut purifier un peu les choses, je crois.

— Comme si un livre allait salir l'île. C'est n'importe quoi ! Je refuse que tu fouilles dans ma chambre, c'est mon espace !

Ok, je crois que je craque… Je me poste devant elle et l'empêche d'ouvrir ma commode par la même occasion. Et elle, elle me lance un regard noir. Une partie de moi se dit que je devrais arrêter ce petit jeu toute suite. L'autre… oui, l'autre sourit en se disant que je ne resterais pas enfermée bien longtemps sous peine qu'il n'y ait plus de médecin au village. Ça, ce serait vraiment gênant. Wow, je viens de découvrir le sentiment de puissance… Je doute que ça dure longtemps, mais j'aime bien, j'avoue.

— Qu’est-ce qui se passe ? chuchote ma colocataire qui nous a suivies.

Je n’ai pas le temps de répondre que la voix de Perrine résonne dans ma chambre.

— Si tu ne veux pas que je fouille, tu ferais mieux de me donner les copies de bouquins interdits que tu as. Sinon, je retourne toute ta chambre. A toi de voir.

Est-ce que je pousse la chance en lui disant que je n'en ai pas ? Je ne sais pas mentir… Et après avoir joué un jeu de regards débile avec elle, je récupère l'exemplaire que j'ai pris à la bibliothèque sous mon matelas et lui donne sans omettre le regard noir qui va avec.

— Tu devrais le lire avant de le rendre au Conseil, il est vraiment pas mal.

— Excuse-moi de ne pas avoir les mêmes fantasmes que toi. L’interdit ne m’attire pas du tout, je suis très heureuse avec ma femme et je n’ai pas besoin d’un mec dans ma vie ou dans mes rêves. Tu n’en as pas d’autres ?

— Non, c’est le seul. Je suis scientifique, donc curieuse, mais j’imagine que le Conseil ne fera aucune différence. Bref, tu peux sortir de chez moi, maintenant ? J’aimerais pouvoir déjeuner sans avoir l’impression qu’on vandalise ma maison avant de retourner travailler.

Je crois n’avoir jamais été comme ça, surtout pas face à une garde aux ordres du Conseil. Mais sérieusement, jusqu’où vont-ils aller ? Ils ne veulent pas non plus nous faire un examen gynéco tous les jours pour vérifier qu’aucun pénis ne s’est fourré là-dedans ? Je serais dans la mouise, s’ils en venaient à ça…

Elle m’observe un instant, le menton levé, en silence, et je me demande si elle ne va finalement pas m’embarquer directement, mais elle finit par sortir de ma chambre, non sans nous lancer à Liz et moi un regard mauvais. Il y a peu de femmes que j’ai du mal à encadrer, ici, mais elle… Elle fait partie du lot. Comme quoi, pas besoin d’être du sexe opposé pour qu’il y ait des conflits. Perrine est du genre à faire des remarques pour tout et rien. La dernière fois qu’elle m’a fait une remontrance, c’est parce que j’avais laissé le bac de recyclage du cabinet sur le bord du chemin le temps de passer la toile. Une vraie…

— Eh bien, je ne l’avais pas encore rencontrée, mais elle n’est pas aimable, celle-là.

— Une harpie, marmonné-je. Elle ne m’aime pas, et c’est réciproque.

— Et tu risques quoi pour ce livre ? Tu fantasmes vraiment sur les hommes ?

Je lève les yeux vers elle et me demande si je dois être totalement honnête ou si je ne ferais pas mieux de garder ça pour moi. J’ai confiance en Liz, mais si jamais mon histoire avec Malcolm vient à se savoir, on est mal, ce sera recyclage d’office.

— Je ne sais pas ce que je risque. Du travail supplémentaire ? A moins de ne plus dormir, je ne vois pas comment ils vont faire. J’ai récupéré les patients hommes pour je ne sais combien de temps, le Doc est indispo… Donc, ils ne vont pas pouvoir me faire grand-chose, éludé-je.

— C’est quand même terrible d’interdire des lectures, murmure-t-elle plus pour elle-même, se demandant sûrement dans quel endroit elle est tombée.

Et je me pose parfois moi-même la question… Dans quel monde peut-on empêcher ce que Malcolm et moi vivons, hein ? Bon sang, j’espère que lui n’a pas de problèmes. Je crois que je vais faire l’impasse sur le déjeuner et aller voir ce qu’il en retourne.

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