36. Pluie de sanctions

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Malcolm


Ce matin, je me suis réveillé seul, dans mon lit. En raison de tout ce qu’il se passe sur l’île, avec Jade, nous avons préféré éviter de tenter le diable et nous voir, nous nous sommes contentés de nous faire des signes et de nous échanger quelques mots sur des pancartes, elle depuis son cabinet et moi derrière ma baie vitrée. Ça pourrait paraître romantique ou un peu désespéré, mais en réalité, c’est très frustrant. Elle est si proche et si inaccessible. En tout cas, c’est à elle que je pense en pédalant à toute vitesse vers la bibliothèque. Le chemin en descente douce est un vrai plaisir et, même s’il fait un peu humide et plus frais que ces derniers jours, ça reste toujours un plaisir.

Lorsque j’arrive à la bibliothèque, je gare mon vélo dans l’abri prévu à cet effet et suis surpris de voir plusieurs personnes qui attendent devant la porte. Murielle est absente et ne m’a pas prévenue ? Elle ne se serait quand même pas fait arrêter pour détention d’ouvrages interdits ! Ce n’est pas du tout son genre ! Je m’approche, intrigué, et la vois parmi les personnes présentes. Elle passe sa carte sur le lecteur à l’entrée qui ne fait que passer au rouge.

— Il y a un souci, tu as un problème de droits ? demandé-je à ma collègue qui me jette un regard noir, comme si j’étais responsable de la panne technique.
— La porte ne s’ouvre pas. Essaie avec ton pass, mais à mon avis, on a là la punition de vos petits trafics.

Je hausse les épaules et essaie d’entrer avec mon pass, mais le résultat est le même. Une petite lumière rouge et un accès refusé.

— Pourquoi tu parles de punition, Murielle ? Tu crois qu’ils ont fermé la bibliothèque volontairement et que ce n’est pas un souci technique ?

— A ton avis ? Tu n’as pas eu de visite pour retourner ton appartement, toi ? Parce que moi, si. Ils cherchaient vos maudits bouquins et il y en avait dans la bibliothèque. Si les gens lisent n’importe quoi, logique qu’ils suppriment l’accès au lieu idéal pour lire.

Je préfère ne pas répondre et explique aux quelques lecteurs présents qu’il n’y aura pas d’accès aujourd’hui. Tout le monde semble comprendre et ils commencent à se disperser quand une petite voiturette à l’effigie du Conseil fait son apparition et se gare sur la place, au milieu de la ligne de démarcation. Chose surprenante, les deux personnes qui en sortent ne sont pas du même sexe. Ce sont les deux responsables des gardes, Marco et Jasmine, et ils tirent une tête qu’on croirait réservée aux cérémonies de recyclage.

— Avis à la population, merci de vous rassembler sans franchir la ligne. Nous avons des informations à vous transmettre, crie Marco dans un mégaphone. Nous commencerons dans quinze minutes.

— Et voilà, soupire Murielle à mes côtés. Ça doit faire dix ans que je n’ai pas vu ce genre de rassemblement à l’air grave. J’espère que vous êtes fiers de vous. A jouer avec le feu, on finit par se faire attraper.

Nous nous dirigeons tous vers la petite place, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Je vois avec plaisir l’arrivée de Jade que j’observe discrètement. Je ne sais pas ce qu’ils vont nous dire, mais au moins, le spectacle sera divertissant. Lorsque nos regards se croisent, nous échangeons un rapide sourire qui me fait chaud au cœur mais nous ne faisons pas durer ce petit moment, aussi agréable soit-il.

Comme toujours dans ce type de moments, je suis étonné de voir à quelle allure l’information circule sur l’île. De nombreux habitants sont en effet en train de s’approcher, à pied ou en vélo et quand Jasmine prend la parole, la majorité de nos compatriotes sont présents.

— Comme beaucoup le savent sans doute déjà, un trafic de livres interdits à la circulation a été découvert ces derniers jours et des mesures ont été prises. Tous les logements ont été fouillés pour récupérer ces inepties, et le Conseil a pris de sévères mesures pour punir les personnes qui en détenaient et nous rappeler les règles qui régentent notre vie sur l’île afin de préserver notre environnement.

— Le Conseil a été surpris de voir le nombre de contrevenants et différentes mesures ont été ou vont être annoncées aux contrevenants, ajoute Marco. Pour ceux et celles qui n’avaient qu’un livre, un travail d’intérêt général sera prononcé. Pour ceux qui avaient entre deux et trois livres, ils seront mis à disposition de la collectivité pendant un mois. Et pour ces deux premières catégories, des séminaires seront proposés afin de rappeler l’horreur que peut constituer l’union entre personnes de sexes opposés.

Il laisse un petit silence afin que tout le monde se rende compte et réalise ce qu’il vient de dire. Avec ça, je m’en sors bien, finalement. Mais bon, ce n’est pas fini car Jasmine reprend la parole. On va voir quel sort est réservé à ceux qui avaient plus de livres que ça, s’il y en a.

— Pour les autres, en revanche, le Conseil a décidé qu’aucune sanction ne serait suffisante pour les remettre dans le droit chemin. Il y a nombre de familles prêtes à accueillir un bébé, et il a été décidé que le recyclage constituera la sanction idéale pour permettre de rajeunir notre communauté. Cela concerne une petite dizaine de personnes à ce jour.

Ils vont recycler toutes ces personnes ? Je ne suis pas le seul à être surpris de la sévérité de la sanction pour la simple possession de livres interdits. Le recyclage est d’habitude utilisé pour des motifs plus sévères que ça et les chuchotis et bruits de protestation commencent à se faire entendre dans la foule. Marco, imperturbable, reprend son discours.

— Concernant les auteurs des livres, ils sont activement recherchés. L’enquête avance bien et nous vous invitons à venir nous voir si vous avez la moindre information au sujet de leur identité ou sur leur localisation. Vous serez récompensé si c’est le cas. Sachez que le Doc, Daniel, qui était au cœur de ce trafic, a d’ors et déjà été recyclé après nous avoir transmis tous les éléments qui étaient en sa possession. En attendant, et jusqu’à nouvel ordre, tous les lieux où une mixité est possible sont fermés. La bibliothèque et la salle du Conseil en font bien entendu partie. Sachez que le Conseil, comme à son habitude, a pris des décisions équilibrées et justifiées. L’équilibre de l’île est précaire et vous êtes tous des parties essentielles à sa bonne santé écologique. Merci de continuer à faire les efforts habituels.

Eh bien, le Conseil doit sentir le système bien ébranlé pour réagir avec autant de brutalité et de rapidité. Le Doc a été recyclé ? Et ils ferment la bibliothèque jusqu’à nouvel ordre ? Mais c’est quoi, tout ça ? Franchement, ils abusent de leur pouvoir, là, et le brouhaha qui se fait entendre sur la place me confirme que tout le monde, comme moi, est un peu sous le choc. Marco et Jasmine remontent ensemble dans la voiturette et nous quittent sans un mot de plus, apparemment pas du tout dérangés d’avoir été les porteurs de telles nouvelles. Tout le monde regagne son appartement ou son travail, mais moi, je me retrouve à l’abri à vélos sans savoir ce que je vais pouvoir faire. C’est la première fois de ma vie que la bibliothèque est totalement fermée et que je n’ai même pas le droit d’y aller pour ranger ou classer des livres. Chômage technique total. Incroyable de vivre ça à notre époque.

J’enfourche mon vélo et me dis que le mieux que j’ai à faire, c’est de rentrer chez moi, mais mon attention est attirée par le cabinet médical où je constate que Jade est retournée. Je me dis qu’avec l’agitation qui règne en ce moment dans le centre-ville, je ne prends pas trop de risques à essayer d’aller la voir. Et puis, si on me pose des questions, je pourrai toujours dire que j’avais un problème médical urgent à gérer et qu’elle est la seule doc disponible. Ne réfléchissant pas plus loin que ça, je traverse la rue avec mon vélo et vais le garer derrière le cabinet médical à la porte duquel je frappe, jusqu’à ce que l’objet de toutes mes pensées ouvre la porte. Jade est visiblement surprise de me voir à sa porte et me lance un regard interrogateur avant de regarder si quelqu’un nous observe. Sans un mot, elle me tire par mon tee-shirt pour me faire entrer à l’intérieur.

— Mais qu’est-ce que tu fiches ici ? Tu es fou ? Il doit y avoir plus de gardes au mètre carré que de brindilles d’herbe !

— J’avais trop envie d’un baiser, dis-je en tendant les lèvres et en prenant un air suppliant. Tu comprends, c’est une urgence vitale, non ?

— Oh, souffle-t-elle en posant sa main sur mon front, le sourire aux lèvres. Tu es malade ? Besoin d’un bisou magique ?

— Oui, un bisou magique qui guérit tout. Tu en as encore en stock ?

— Toujours, pour toi, chuchote Jade avant de poser ses lèvres sur les miennes.

Nous nous embrassons comme si c’était la dernière fois, nous nous étreignons comme si le monde autour de nous n’était pas en train de se rigidifier contre les couples comme le nôtre. La température monte rapidement dans la pièce et je suis frustré lorsqu’elle rompt le contact et s’éloigne un peu de moi.

— Oh, tu arrêtes déjà ? On vient tout juste de commencer.

— C’est trop risqué, Malcolm. Je… Bon sang, trop flippant, tout ça.

Elle a raison, tout ça fait peur, mais je n’arrive pas à résister à cette attraction qui me fait braver tous les risques pour avoir le plaisir de la serrer dans mes bras. Je ne peux m’empêcher de me dire aussi que nos moments à deux sont comptés et que l’on va finir par se faire surprendre. Il vaut mieux en profiter autant qu’on peut avant, non ?

— Je vais te laisser, en effet, mais il va falloir qu’on trouve le moyen de se retrouver, je ne peux pas me passer de toi…

— Et qu’est-ce que tu proposes ? me demande-t-elle en nichant son nez dans mon cou.

— Là, ils vont faire du zèle pendant deux ou trois jours… On se retrouve jeudi soir, une fois qu’ils seront calmés, au moulin ? Tu crois que tu serais prête à prendre le risque ?

— Le moulin ? Je… d’accord, mais pas avant la tombée de la nuit.

— A jeudi soir, alors, Chérie. J’ai hâte. Je t’aime, ne l’oublie jamais.

— Attends ! Tu pars sans m’embrasser, sérieusement ? s’offusque-t-elle en me retenant contre elle.

— Ah ça non, je ne pars pas sans t’embrasser ! Ce serait un crime qui vaudrait pire que le recyclage, ça !

Nos lèvres se retrouvent naturellement alors que je l’enserre dans mes bras. Elle se colle contre mon torse et ses mains viennent à nouveau me caresser. Je ne sais pas combien de temps ce baiser dure, mais il est d’une intensité rare, comme si nous prenions de la force mutuellement pour affronter ces quelques jours où nous allons devoir vivre séparés. La folie s’est emparée de l’île et du Conseil, mettant ainsi un peu le holà à notre propre déraison. Je n’ai qu’une hâte, que ces prochains jours passent le plus rapidement possible afin de la retrouver. Je ne l’ai pas encore quittée mais elle me manque déjà. Quelle folie de s’aimer aussi intensément !

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