29. Fruit avoué, à moitié pardonné

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Jade

Je referme la porte d'entrée de la maison de Marguerite et soupire lourdement en m'y adossant. S'il y a bien une chose que je déteste, c'est voir les gens malheureux. J'ai l'impression d'être une éponge et de porter le même poids lourd qu'eux sur mes épaules, de me sentir abattue et affaiblie par mes émotions. Mais par-dessus cette peine pointe quand même la colère. La rancœur envers le Conseil, qui a fait du mal à ces femmes adorables et pleines de vie, joyeuses et amoureuses, tendres et généreuses.

Je ne m'attarde pas trop à ruminer, déjà en retard, et enfourche à nouveau mon vélo pour traverser le quartier et rejoindre la maison de mon enfance. Je l'avoue, je ne prends pas assez de temps pour rendre visite à mes Mamans, et depuis le recyclage de Gislaine, je prends conscience que c'est une grave erreur. Estelle et Anne, alias Moune et Mounette, ne sont plus toutes jeunes, selon les critères du Conseil… et j'aimerais autant profiter d'elles au maximum avant de les voir recyclées sous prétexte que le Conseil a toute autorité sur nos misérables vies. Moi, en colère ? Si peu…

Quand j'entre dans le repère de notre famille, les visages accueillants des deux femmes qui m'ont élevée et aimée plus que de raison me rappellent combien je dois être une fille indigne. Oui, malgré le fait que nous ne fassions que nous croiser depuis des semaines au village, aucune d'elle ne semble m'en vouloir et toutes deux m'étreignent avec force, le sourire aux lèvres. L'accueil est chaleureux, quand bien même je dois leur manquer… Des Mamans parfaites, magiciennes et très douées dans bien trop de domaines pour que je ne complexe pas, d'ailleurs.

— Mollo, vous m'étouffez, ris-je avant de les embrasser l'une après l'autre.

— Oh mon Angelote, ça fait tellement plaisir de te voir ! Quelle belle surprise !

— Vous me faites une petite place à table ? J'ai le temps de déjeuner et même de papoter, ce midi.

— Bien sûr, Jadounette ! Quelle question ! Tu as toujours ta place, ici, tu sais ?

Je mentirais si je disais que je me sens vraiment chez moi ici, encore aujourd’hui. Depuis que j’ai goûté à la liberté, pu faire ce que je voulais, comme je l’entendais, j’avoue que revenir à la maison me fait bizarre. Mais plaisir, aussi. Tout est toujours aussi nickel, entretenu. Les plantes un peu partout - merci Moune de m’avoir transmis ta main verte - resplendissent, le jardin est au carré, fleuri et coloré, et elles… J’ai l’impression que le temps n’a pas d’effet sur mes mères, elles sont toujours aussi jolies et semblent tellement heureuses, ensemble, c’est fou. J’en serais presque jalouse, parce que plus le temps passe, plus je me rends compte que je ne suis pas tout à fait comme elles. Oh, moi aussi j’ai envie de cette vie de couple, et moi aussi je voudrais pouvoir élever une petite fille. Mais… le couple comme elles l’entendent, comme elles le vivent au quotidien ?

Peut-être que je n’aurais jamais dû goûter au plaisir avec un homme. Ou alors, ce n’est qu’une passade ? Je ne sais pas… Je suis beaucoup trop attachée à lui pour que ça ne soit qu’un petit accroc dans ma vie sexuelle. Il y a quelque chose, entre lui et moi, que je ne m’explique pas. Ou que je ne veux pas m’expliquer. L’interdit a aussi un goût particulier, mais je ne pense pas qu’il s’agisse de ça…

— Alors quoi de neuf ? demandé-je pour me sortir de mes pensées en mettant la table.

— Eh bien, Moune a réussi à faire pousser du jasmin, cette année. C’est fou, non, avec toute la pluie qu’on a eue ?

— Ça ne m’étonne pas. Toujours la main aussi verte, souris-je. Il faudrait que tu passes à la maison, j’ai un problème avec mes derniers plants de tomates et je ne vois pas quoi faire. Y a des feuilles, des fleurs, mais pas beaucoup de tomates et elles sont toutes vertes.

— Ah, mais tu les as mis où ? Je suis sûre que c’est une question d’orientation, ça.

— Ils sont sous ma serre, donc place idéale. J’ai peur de ne pas avoir assez retourné la terre avant de planter. Donc, si t’as une solution magique… Bref, on verra plus tard. Est-ce que… Comment vous trouvez que va Marguerite ?

— Oh la pauvrette… C’est triste, dit Mounette en regardant mon autre mère. Quand ça arrive, ça doit être terrible à vivre. J’espère que pour nous, le recyclage sera simultané.

Je soupire et coupe avec un peu plus de vigueur que nécessaire le pain encore chaud avant d’aller m’installer à table avec elles. Je ne manque pas leur regard interrogateur face à mon silence, et j’hésite un peu avant de m’ouvrir à elles.

— Comment on peut accepter ça ? Je veux dire… C’est limite si on ne nous dit pas quand on peut aller aux toilettes, quand même, soupiré-je. Et là… Gislaine était un amour, elle ne faisait de mal à personne.

— Je crois qu’elle critiquait trop le Conseil, murmure Moune sur un ton conspirateur. Ce n’est jamais bon de les remettre en cause, même si tu as raison, c’est infantilisant d’être traité comme ça.

— Plus ça va, et plus… plus je me dis que tout ça, c’est vraiment trop. Alors, oui, on vit bien, on prend soin de la Terre, mais… on est enfermés dans un truc malsain, non ? Comment ils peuvent obliger des gens à avoir un enfant d’un côté, et m’interdire d’en avoir un, à moi ? Ou.. pourquoi est-ce qu’il faudrait absolument rester entre femmes ?

— Oh, ces hommes, on a assez lutté pour les remettre à leur place ! Franchement, ce n’est pas plus mal de rester chacun chez soi !

— Et comment on fait, si on n’a pas le choix ? Si le cœur en décide autrement, hein ? demandé-je sans réfléchir. Après la discrimination aux homosexuels partout dans le monde, on fait un truc aussi dégueulasse ici, sauf que c’est envers les hétéros.

— Ah le cœur… C’est vrai que contre lui, on ne peut rien faire. N’écoute pas ta mère, Jadounette, elle est aigrie parce que quand elle était jeune, un petit con lui a fait des avances. Je suis sûre qu’elle regrette encore de ne pas avoir essayé. On va se faire recycler en étant bêtes à cause de ça ! se moque-t-elle gentiment. Tu m’as l’air bien passionnée par la question, en tout cas.

Je soupire et détourne le regard, pas très à l’aise. Je n’ai pas vraiment envie de discuter de ma vie sexuelle avec mes mères, peut-être même pas de ma vie sentimentale. Bon, elles savent que je ne veux pas m’attacher et que je cours plusieurs loirs, que je profite de la vie, mais je ne m’attarde pas sur le sujet.

— Vous avez déjà entendu parler des histoires interdites qui circulent ?

— Ah oui, ce sont des histoires de couples hétérosexuels, je crois.

— Oui, c’est ça, et de notre temps, ce n’était pas interdit, ces histoires. C’était juste mal vu de les lire, soupire mon autre mère.

— C’est quand même dommage de se priver de ça, non ? Le sexe avec un homme… Ça a l’air génial, souris-je.

— Génial ? relève Mounette. Toi, tu nous caches quelque chose. On dirait que ça te fait envie, tout ça ! Mais bon, tu es jeune, ce serait bête de faire comme nous et de ne pas goûter au fruit défendu.

— Le plus dur, c’est de trouver un fruit pas trop con et qui aurait aussi envie d’essayer, renchérit Moune. Et ça, c’est pas gagné. Tu aimes bien ces histoires, toi, Angelote ?

Je les observe toutes les deux, me demandant ce qu’elles pourraient bien penser de moi et de mes choix de vie. Elles m’ont déjà dit je ne sais combien de fois que ne pas pouvoir avoir d’enfant ne devait pas m’empêcher de connaître l’amour, de vivre une belle histoire, de passer ma vie avec la même femme ou au moins d’avoir une relation sérieuse. Elles acceptent que je préfère ne pas m’attacher, comprennent mon choix. Mais pour le reste…

— Et si on a trouvé le fruit pas trop con ? soufflé-je finalement. Si… si on adore ce fruit défendu ? Comment peut-on vivre sur cette île où tout ça est interdit ?

Mes deux mamans se regardent et je me dis que leur complicité est telle qu’avec ce simple échange, elles se sont transmis assez d’informations pour se comprendre, sans un seul mot.

— Le fruit, il est vraiment succulent comme ça ? me demande Moune, intriguée.

— Comme une fraise parfaitement mûre, Moune. La première que tu manges de la saison, qui te ravit doublement les papilles parce que tu retrouves ce goût qui t’a manqué tout l’hiver…

— Ouh la, s’exclame Mounette en se passant la main dans les cheveux, inquiète. C’est à ce point-là ? Tu es sûre qu’il n’y a pas un ver dedans ? Tu as bien regardé ?

Je souris en l’entendant filer la métaphore avant de vraiment me pencher sur sa question. Est-ce qu’il y a un ver dans le fruit ? A première vue, je n’en ai pas vraiment l’impression, mais Malcolm et moi ne nous côtoyons que depuis peu…

— Pas de ver apparent, non, mais… sans vouloir entrer dans les détails, c’est vraiment génial avec lui.

— Tu nous en feras voir de toutes les couleurs, toi, dis donc, s’amuse Moune. Et ça fait longtemps ? Tu fais bien attention à ne pas te faire prendre par le Conseil, surtout !

— Non, ça ne fait pas très longtemps, et on fait très attention. Mais… vous savez à quel point j’adore Jasmine, comme on a pu être proches et complices. Pour autant… j’ai l’impression que tout est dix fois plus intense avec lui. C’est juste dingue… et le dire à voix haute rend le truc flippant, grimacé-je.

— Tu vas souffrir, ma petite. Tu sais que l’histoire est impossible ? Comme les livres interdits, rien de tel ne peut arriver sur l’île. J’espère pour toi que ce n’est qu’une passade…

Je soupire en regardant Mounette, plus terre à terre que Moune. Et toujours aussi directe. Oui, c’est la merde. Effectivement, je risque de souffrir. Mais je n’ai aucune envie que ce soit une passade. J’aime vraiment passer du temps avec Malcolm, et je crois que mon corps n’a jamais autant réagi à une simple caresse, à un baiser… sans parler de nos petits moments intimes.

— On verra bien, soufflé-je. Malcolm vaut la peine que je prenne le risque, je crois.

— Oh, c’est le beau bibliothécaire barbu ? s’écrie Moune, des étoiles dans les yeux alors que Mounette la fusille du regard.

— Oui, gloussé-je avant de soupirer niaisement. J’ai toujours adoré ses poèmes… et c’est vrai qu’il est mignon. Et intelligent, gentil, doux, attentionné… et franchement, vraiment très doué !

— Je te l’avais dit qu’elle n’avait pas de jugeote, notre fille, ricane Mounette. Trois mots bien alignés et elle est sous le charme. Il fallait que ça tombe sur un mec… Écoute, ma petite puce, s’il te rend heureuse, on ne va pas t’engueuler, hein ? Mais fais gaffe à tes fesses ! Il n’y a pas que lui qui puisse vouloir te mettre la fessée et je doute que celles du Conseil te fassent du bien.

— Je vous promets d’être vigilante. Et puis, le Conseil ne me recyclera pas trop vite, ils ont besoin de leur doc… S’ils me collent une stagiaire, je comprendrais que ça pue pour mes fesses. En attendant… je profite de la vie, comme toujours. Ça ne change pas grand-chose, au final.

— Et il a vraiment une langue magique ? demande Moune alors que sa femme lui met une petite claque sur la main.

— S’il n’y avait que la langue, soupiré-je, le sourire aux lèvres. C’est l’homme qui est magique, tout entier !

Oui, il est bien possible que je m’emballe un peu. Beaucoup ? Je n’y peux rien, moi, c’est mon corps qui parle. Et franchement, malgré les risques, cette conversation me fait comprendre que je n’ai aucune envie de passer à autre chose. Mounette a raison en disant que je risque de souffrir. Pour autant, je pense que rien ne me fera changer d’avis. C’est presque obsessionnel, j’aime trop me retrouver entre ses bras pour ne pas plonger dans cette histoire avec lui. Et je soupçonne que Moune soit un peu jalouse, pour le coup.

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