21. Explorer de nouveaux horizons

9 minutes de lecture

Jade


Si le Conseil avait voulu définitivement me dégoûter d’être médecin, ils n’auraient pas pu mieux s’y prendre. Ma maison est devenue un lieu de rencontres depuis ce matin, et je n’arrive pas à croire que toutes les célibataires du coin fassent la queue devant chez moi pour rencontrer Liz. Enfin, si, je veux bien croire qu’elles veuillent tenter leur chance avec la jolie blonde qui partage ma vie depuis quelques semaines, mais merde, à quel moment est-ce qu’on a perdu notre dignité au point de poiroter devant une porte pour aller se vendre à une autre ? Est-ce qu’elles acceptent toutes cette situation ? Trouvent normal que Liz devienne un morceau de viande ou un petit animal de compagnie à adopter ? Ça me tue… Je n’en peux plus de voir toutes ces petites jeunes minauder sur mon canapé devant elle.

OK, je suis peut-être un peu jalouse, j’avoue… pas forcément parce que c’est Liz, mais sans doute parce que ça me renvoie à mon propre statut dans cette micro-société. Moi qui ai un rôle important auprès de notre communauté, jugé si important que je n’ai pas le droit de me laisser distraire par un enfant. Je me dois d’être disponible tous les jours, toutes les nuits, au cas où. Pour la santé de nos femmes. Et comment l’être quand on ne dort pas à cause d’un bébé ? Qu’on s’inquiète tous les jours pour un autre être que soi ? Et si c’était ce que moi je voulais ? Ils s’en foutent, dans leur tour d’ivoire. Ils ne pensent qu’à la communauté au sens large, pas aux individualités. Ils ne pensent qu’à leur île et considèrent que vivre dans un environnement sain doit suffire à nous rendre heureux. Et si, moi, ce que je voulais, c’était élever un enfant ?

Je soupire en observant la scène qui se déroule sous mes yeux. Mathilde est venue… et je ne peux m’empêcher de ressentir encore plus fort ce sentiment de jalousie . De la jeune fermière ou de la jolie naufragée ? Des deux, sans doute. Parce que j’ai pu les côtoyer dans l’intimité, que je les apprécie, et que si elles se mettent ensemble… Liz la dévore des yeux, et l’inverse semble aussi véridique. C’est un peu comme si je n’existais pas, alors que je suis adossée contre le plan de travail de la cuisine, même si le malaise s’affichait clairement sur le visage de mon amie améliorée lorsqu’elle est entrée. Toutes les deux ont vite dépassé ce cap, finalement… Liz a passé la matinée mal à l’aise, à me lancer des regards dépités, voire carrément affolés, mais maintenant… je n’existe plus.

Quand Mathilde éclate de rire et que le sourire de Liz s’agrandit, je prends mes cliques et mes claques et sors de chez moi. Il y a encore plusieurs femmes devant ma porte, c’est tout simplement ridicule, et la membre du Conseil qui attend et gère l’événement me donne follement envie de lui hurler dessus. Si je ne suis pas toujours d’accord avec nos chaperons, j’avoue qu’aujourd’hui, je me sens poussée d’un vent de rébellion que je contiens difficilement. Alors, j’enfourche mon vélo et roule sans limiter mon effort jusqu’au centre du village. Forcément, ce “speed dating”, comme l’appelle Liz, fait parler de lui et est sur toutes les lèvres. Je suis même arrêtée par l’une de mes patientes régulières qui me demande comment ça se passe. Et je m’engouffre finalement dans mon cabinet en poussant un soupir que je n’arrive pas à comprendre. Dépit ? Soulagement ? Agacement ? J’en ai ma claque de cette journée de merde. Et je profite de mon état d’esprit pour aller ranger mon bureau, puis le local de stockage que ma colocataire a déjà pas mal arrangé. Et quand je me retrouve avec un cabinet nickel comme rarement, je m’assieds à mon bureau en me demandant ce que je vais bien pouvoir faire de ma peau.

Je jette un œil à la fenêtre qui donne sur la rue et remonte un peu le store. Je n’ai même pas pensé à prendre un bouquin et je n’ai absolument aucune envie de me plonger dans un truc en lien avec mon travail, ce truc qui me frustre autant qu’il m’épanouit… Alors je finis par sortir et me dirige vers la bibliothèque. Je salue Murielle, occupée avec Marie-Anne, et me dirige tout naturellement vers le comptoir des hommes. Rebelle, moi ? Pas du tout…

— Bonjour, Malcolm. Est-ce que vous avez eu de nouvelles réceptions… un peu intéressantes ?

— Oh, bonjour, répond-il après avoir jeté un œil vers sa collègue qui nous adresse un regard peu amène. Je… oui… enfin, ça dépend ce que tu recherches. Tu n’étais pas censée t’occuper des rencontres de Liz ? C’est déjà fini ?

— Je cherche tout ce qui pourra me faire oublier que Liz se fait draguer par l’île entière sur mon canapé, grimacé-je. Et totalement sous le charme d’une de mes amies… Bref, j’ai besoin de me changer les idées.

— Ah je vois. Attends un instant, s’il te plait.

Il se retourne et se rapproche de Murielle. Il lui glisse quelques mots à l’oreille et elle jette un regard courroucé vers moi, mais il se contente de hausser les épaules et me fait signe de le suivre. Je souris de mon plus beau rictus à la bibliothécaire et suis son collègue, un peu surprise qu’il m’entraîne dans l’escalier qui mène au sous-sol.

— Sérieusement ? soufflé-je. Murielle va tout balancer, non ? Qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Je lui ai dit que j’allais m’occuper de toi et répondre à ta demande, et que si cela lui posait problème, j’expliquerais au Conseil d’où vient notre stock de livres interdits. C’est elle qui nous en ramène la majorité, ajoute-t-il sur le ton de la confidence, un sourire aux lèvres.

— Murielle, vraiment ? gloussé-je en entrant dans la petite pièce où nous avons passé plusieurs heures lors de la tempête. Bon sang… On croit connaître les gens, mais en fait… Jamais je n’aurais cru ça d’elle.

— Voilà, ici, on sera tranquille. Mais bon, il ne faut pas non plus abuser, on ne peut pas rester des heures non plus. Tu veux vraiment un livre ou ce n’est pas vraiment l’objet de ta visite ?

Je l’observe et soupire en m’asseyant sur une caisse en bois. OK, est-ce que je suis si lisible que ça ?

— Je ne sais pas… J’ai rangé mon cabinet, j’avais besoin d’un break après avoir passé autant de temps dans mon chez-moi qui ne me paraissait plus l’être. Et… je me sentais seule, en face. Alors je me suis dit qu’une petite histoire interdite et affriolante ne serait pas désagréable pour occuper mon temps.

Et puis, ça me plaisait bien de le voir, mais ça… je le garderai pour moi.

— C’est vrai que ce n’est pas déplaisant. Pas facile d’être la Doc et ne pas pouvoir avoir une vie normale, n’est-ce pas ?

J’arrête de jouer avec un fil de ma jupe et relève les yeux dans sa direction, surprise d’être à ce point cernée. Il va vite falloir qu’il arrête ça, sous peine de me retrouver en position du fœtus à pleurer comme un bébé. C’est le sujet sensible de ma vie.

— Non, c’est même plutôt la merde, en fait. Pardon, je suis malpolie, mais… je dirais que la situation à la maison me rappelle douloureusement la réalité de mon quotidien à moi. Des infos supplémentaires dans tes bouquins, au sujet du Conseil ou de l’île ? Quitte à être remontée contre tout ce petit monde, autant y aller à fond, lui dis-je, sentant mes lèvres s’étirer à mi-chemin entre le sourire et la grimace.

— Je n’ai pas trouvé grand-chose. Je vais te montrer.

Il se dirige vers une étagère d’où il enlève quelques ouvrages avant d’en retirer un qui était dissimulé derrière. Il fait défiler les pages rapidement avant de s’arrêter vers la fin, à un endroit qu’il semble avoir déjà consulté à de nombreuses reprises et où figure une carte de notre île.

— Tu vois, là, il y a une croix. C’est là où il faut aller si on veut en savoir plus. Et…

Il farfouille encore sur la même étagère et en ressort une carte beaucoup plus grande qu’il étale sur le sol.

— Et ? lui demandé-je en m’agenouillant à côté de lui. C’est quoi, cette croix ?

— Eh bien, il est là, le vrai mystère. Regarde, continue-t-il en pointant un endroit sur la carte, il n’y a rien là. Mais ce que je crois, c’est qu’il y a un truc caché en dessous, avec une entrée là, celle qu’on a vue pendant la tempête. Et que si on veut découvrir ce qu’il y a, il faut passer par là.

Il me montre un petit chemin à l’autre bout de la masse sombre où figure la croix et, outre la carte, mon regard est happé par sa main. Stupide, non ? En tout cas, je ne peux m’empêcher de l’observer, de constater qu’elle doit être sans doute deux fois plus grande que ma petite paluche, qu’elle est à la fois virile et gracieuse. Et je me secoue à la seconde où mon cerveau se demande quel effet cette main pourrait me faire en se posant sur ma peau, sur ma nuque pour m’attirer contre la bouche de son propriétaire… Je vrille, c’est définitif. Le sentiment de solitude ne me réussit pas.

— “Si on” ? Tu veux qu’on parte en exploration ? souris-je.

— Ça te changerait les idées, non ? Enfin, non, ce n’est pas raisonnable, c’est sur la partie des hommes. Ce serait trop dangereux pour toi.

— Parce que nous retrouver là, tous les deux, ça n’a rien de dangereux ?

— Le danger, c’est excitant, non ? Moi, ça ne me dérange pas, en tout cas.
Mon cerveau me fait visualiser bien d’autres choses qui seraient dangereuses, là, tout de suite, et effectivement, j’avoue que la pointe d’excitation qui naît dans mon estomac est plutôt agréable. Sauf qu’elle ne naît pas qu’à cet endroit. Mes yeux alternent entre cette bouche qui balance des mots bien plaisants, et ce regard qui me happe systématiquement. C’est quoi, ce bordel ? Il faut que je me calme, sauf que je n’en ai pas envie.

— Très excitant, oui… sans doute un peu trop pour notre bien d’ailleurs, non ?

— Des fois, plutôt que lire les histoires, il faut savoir les écrire. Et pas seulement avec des mots, j’en suis convaincu, énonce-t-il doucement en se rapprochant de moi.

Un frisson me parcourt l’échine et j’essaie de me contrôler, mais ça me semble peine perdue… surtout que Malcolm me scrute du regard, immobile à quelques centimètres à peine de mon visage. J’ai vraiment envie de ne pas flancher, de ne pas m’embarquer dans un truc complètement interdit ici, mais lorsqu’il passe sa langue innocemment sur sa lèvre inférieure, deux fils doivent se toucher dans mon cerveau, et je parcours le chemin qui reste pour poser mes lèvres sur les siennes.

Je n’ai jamais ressenti ça, en fait. Oh, j’en ai embrassé, des femmes, mais c’est totalement différent, alors qu’il y a tant de similitudes, au final. Des lèvres sont des lèvres, mais les siennes sont particulièrement douces, et ça contraste avec sa barbe qui vient chatouiller ma peau, ça rend la chose bien plus sensuelle, je crois. Malcolm ne reste pas bien longtemps immobile, je crois qu’il n’est pas plus surpris que ça par mon geste. En un rien de temps, mes mains glissent sur sa nuque tandis que les siennes empaument mes joues. D’abord un peu timides, je ne réfléchis plus et viens caresser sa bouche de ma langue jusqu’à ce que la sienne vienne s’enrouler autour, et c’est un baiser qui se fait plus passionné, plus empressé tandis que nous nous redressons sur nos genoux pour nous presser l’un contre l’autre.

Je ne sais pas trop combien de temps dure ce moment, mais nous finissons l’un et l’autre en manque d’air, et je pouffe, gênée, tandis que nous nous éloignons l’un de l’autre.

— Je suis désolée…

— Je crois que la faute est partagée, rit-il. C’était… surprenant mais pas désagréable, je trouve.

Je l’observe en silence quelques instants avant de me jeter à nouveau sur ses lèvres. Vraiment, mon cerveau a disjoncté, là. Pas possible autrement. Je suis à deux doigts de lui grimper dessus et de réaliser l’une de ces scènes que j’ai déjà lues dans ces romances totalement proscrites par le Conseil. C’est presque viscéral, à cet instant. Ce sont des coups frappés à la porte du sous-sol qui nous ramènent tous les deux à la réalité avec une brutalité sans précédent.

— Malcolm ! Il y a des clients qui t’attendent !

Je hais Murielle et je l’adore en même temps. Jusqu’où serions-nous allés, sans elle ? Toujours est-il que le regard contrit du poète appelle le mien alors qu’il se lève pour ranger la carte et le livre soigneusement, et nous ne tardons pas à sortir pour regagner la surface… Retour dans ce monde où nous n’avons pas le droit de nous parler, et encore moins de nous toucher… Un peu dommage, quand même, parce que c’était vraiment loin d’être désagréable, c’est clair.

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