57. Le chouchoutage de la coloc

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Jade

Je sors de ma voiture et la contourne pour récupérer mes affaires. La nuit est déjà en train de tomber, mais je suis encore restée au cabinet tard pour étudier. C’est vraiment une galère de trouver des infos sur la grossesse, ici. Certains de mes livres l’évoquent, mais il n’y a aucun livre spécialisé à ce propos. Comment suis-je censée savoir que tout se passe bien ? Que le bébé est en bonne santé ? Enfin… le fœtus, on ne parle pas encore de bébé à ce stade. Toujours est-il que je n’ai pas les réponses à toutes mes questions et que, forcément, ça m’angoisse. Je ne me suis jamais sentie autant sur les nerfs, c’est dingue. Finalement, cette île n’est peut-être pas aussi mal que ça. Beaucoup moins de stress quand on n’a pas à penser à tout.

La radio de l’île est à fond lorsque j’entre à la maison et Liz a dû faire cramer je ne sais quoi à la cuisson, ça pue et ça me file la nausée dans la seconde ou presque. Et elle, elle danse au beau milieu de ma cuisine, en petite culotte et débardeur, bien loin de mon état d’esprit morose.

Je vais baisser la musique après avoir déposé mes affaires et me servir un grand verre d’eau.

— Tu as préparé le dîner ou essayé de brûler ma maison ?

— Oh la la, Ronchonchon, j’ai fait à manger, oui ! Et c’est ma spécialité, le plantain grillé ! Tu vas adorer, tu verras, me lance-t-elle sans s’arrêter d’onduler en face de moi.

— C’est surtout ma douche que je vais adorer… Est-ce que tu as récolté les tomates en rentrant ?

— Ah non, j’ai oublié. Je ferai ça après manger, ou pendant que tu prends ta douche. Tu en veux avec le plantain ?

Je soupire et remets mes chaussures pour aller les récolter moi-même sous la serre. Ok, peut-être qu’elle a raison et que je suis un peu ronchonchon, mais en même temps… on ne peut pas dire que je sois aidée. Liz est adorable, mais j’ai parfois l’impression qu’elle profite sans chercher à rendre la pareille un minimum.

Mais qu’est-ce que je raconte ? C’est n’importe quoi. Je ferais mieux d’aller me coucher avant de lui balancer des horreurs qu’elle ne mériterait pas. Alors je profite de mon passage à la serre pour essayer de me calmer et de gommer ma mauvaise humeur. Je désherbe grossièrement et arrose, pique dans le petit stock de tomates cerises que je viens de récolter, et finis par rentrer avec seulement quelques fruits dans la main. Ok, j’ai peut-être piqué un peu plus que ça dans ma cueillette.

— C’est déjà prêt ou j’ai le temps de prendre une douche ?

— C’était déjà prêt avant que tu ne sortes, mais je vais faire réchauffer, ce n’est pas bien grave, répond-elle légèrement.

— T’es pas obligée de m’attendre pour manger, Liz. Si tu as faim, fais-toi plaisir.

Ou toi, fais un effort. Oui, je ferais bien de mettre de l’eau dans mon vin, Liz n’y est pour rien dans mon stress et mes interrogations. Je suis en train de faire n’importe quoi.

— Vas-y, fais réchauffer, je prendrai ma douche après, continué-je en ouvrant le placard pour mettre la table. Comment va Mathilde ?

— Très bien mais elle n’a toujours pas eu l’accord du Conseil pour que je puisse aller vivre chez elle. Je ne sais pas de quoi ils ont peur, mais ils pensent que je suis plus en sécurité avec toi. Ou mieux surveillée, je ne sais pas. S’ils savaient avec qui tu couches ! rit-elle en me faisant un clin d'œil.

— Ouais… Disons que vu le peu de temps que je passe ici en ce moment, ça me paraît pas très logique, même sans considérer Malcolm…

— On dirait que tu en as marre de moi ? Si tu veux, je vais vivre chez elle dès demain, et tant pis pour le Conseil. Mais tu pourrais me parler un peu plus gentiment, je t’ai quand même préparé ton dîner, bougonne-t-elle.

Je soupire et me passe la main sur le visage. Merde, Liz est toujours souriante et de bonne humeur. Si j’en viens à la faire ronchonner, c’est que j’abuse clairement.

— Excuse-moi, Liz. Tu ne me déranges pas du tout, j’aime bien t’avoir à la maison, je te jure. Je… C’est pas contre toi, pardon.

— Mais pourquoi tu es aussi cassante, en ce moment ? Tu travailles trop ? C’est la situation avec Malcolm qui te stresse encore plus qu’avant parce que je suis au courant ? Tu sais, je ne dirai rien.

Elle prend mon assiette et me sert une portion de ce qu’elle a préparé. Je vois qu’elle a fait l’effort d’enlever le brûlé et de ne laisser que la partie comestible qui a l’air excellente, et je m’en veux encore plus, si tant est que ce soit possible…

— Merci, ça a l’air super bon, souris-je. Eh, Liz, j’ai confiance en toi, ça ne me stresse pas que tu sois au courant, je dirais même que… ça me soulage que tu sois au courant. Je… Le problème, c’est que je cumule les bourdes, en fait…

— Les bourdes ? C’est juste que tu es fatiguée, non ? Si tu veux, ce soir, avant de te coucher, je te ferai un petit massage, ça va te détendre et tu vas dormir comme un loir. Fais-moi confiance.

Je me mordille la lèvre et réfléchis à la suite à donner à cette conversation. Liz est déjà au courant pour Malcolm et moi, pourquoi ne pas lui dire la suite ?

— Je suis enceinte, Liz, murmuré-je.

Elle s’arrête de manger et porte toute son attention sur moi, surprise de ce que je viens d’annoncer tout bas.

— J’ai bien entendu ce que tu viens de dire ? Tu attends un bébé ? De Malcolm ?

— Non, par l’opération du Saint Esprit, Liz, ris-je avant de me mettre à pleurer. Merde, je suis pathétque, et en plus je suis dans la galère. Tu devrais peut-être aller vivre chez Mathilde, pour te protéger, surtout.

— Putain d’enfoiré de bordel d’Esprit ! s’exclame-t-elle en se levant. Tu parlais d’une bourde ? C’est plus une bourde à ce niveau-là, c’est de l’inconscience ! C’est la catastrophe ! Mais merde alors, vous allez faire quoi ? Et on ne vous a jamais appris à vous protéger ?

— Tu crois vraiment qu’on l’a fait exprès, peut-être ? Je… Liz, on vit sur une île ou un homme et une femme ne couchent jamais ensemble, on n’a pas de capotes, pas de pilule. Les hommes ne connaissent rien des règles et de l’ovulation, et… je suis sûre que les femmes n’en savent pas plus sur l’érection et le sperme ! Si je n’avais pas fait des études de médecine, moi-même… J’ai fait gaffe, j’ai tout calculé, je te jure que j’ai fait super attention !

Elle fait le tour de la table et vient se positionner derrière moi. Elle pose ses mains sur mes épaules et commence à les masser doucement.

— C’est pas contre toi que je m’énerve, mais quand même… Ça ne vous suffisait pas de passer votre temps à copuler, il fallait en plus qu’il te mette en cloque ! Je suppose que vous en avez parlé… Rassure-moi, il ne t’a pas dit de te débrouiller toute seule ?

— Non, non, bien sûr que non. C’est Malcolm… On réfléchit à une solution, je lui ai parlé du port que Mathilde a évoqué. On va trouver une solution, y a pas d’autre possibilité. Je suis enceinte, Liz, c’est un truc de fou… Depuis que j’ai seize ans, je sais qu’on ne m’autorisera jamais à élever un enfant et… ça a beau être terrifiant, je n’arrive même pas à vraiment le regretter…

— Vous allez partir ? Mais c’est impossible… Il y a trop de sécurité, non ? s’inquiète-t-elle en arrêtant ses mouvements sur mes épaules. Et puis, vous allez me manquer, à moi, si vous vous barrez ! Et tu m’étonnes que tu ne le regrettes pas. C’est quand même un truc de fou de pouvoir avoir un bébé. Moi, je sais que j’adorerais, même si l’idée qu’on me le livre déjà fabriqué ne me déplait pas non plus.

Je crois que je ne me suis jamais faite à l’idée que je ne pourrais pas avoir d’enfant, honnêtement. J’ai toujours été à l’aise avec les gosses, et avant les études de médecines, je gardais les petites voisines de temps en temps. Je crois que j’ai toujours eu la fibre maternelle, en fait, et j’ai pris une sacrée claque quand j’ai appris que je n’aurais pas la possibilité d’en élever un.

— Je crois qu’on n’a pas vraiment d’autre choix que de tout faire pour partir, en fait. On n’a pas ce qu’il faut pour mettre un terme à cette grossesse, ici, et puis… je n’ai pas envie de le faire, de toute façon, même si je sais que c’est risqué.

— Je comprends mieux pourquoi tu étais bizarre, ces derniers temps. Tu es en train de fabriquer un petit Malcolm, là, peut-être, ça explique tout. Tu crois qu’il sera barbu à la naissance ? rigole-t-elle avant de déposer un petit baiser sur ma joue. Et je maintiens l’offre de massage ce soir, j’ai l’impression que tu es réactive et que ça te détend bien, continue-t-elle en allant s'asseoir pour terminer son repas.

— J’espère surtout que ça ne sera pas une petite Jade, barbue à la naissance, gloussé-je. Je suis vraiment désolée si j’ai été insupportable…

— Ben maintenant que je sais ce qui t’inquiète, ça va aller mieux. Enfin, n’en profite pas pour faire n’importe quoi et me faire la misère, mais désormais, je vais prendre soin de toi. Tu verras, tu ne voudras plus que je parte chez Mathilde ! Et on va faire attention à ce que tu manges, aussi. Pour le midi, je vais te préparer des petits plats et te forcer à les manger. Il faut que tu lèves le pied et que tu travailles moins, Jade.

Il faut qu’elle arrête ça, sinon je vais me remettre à pleurer… Elle est trop mignonne.

— Et comment tu veux que j’explique au Conseil que je lève le pied ? Je… Merci, Liz, t’es vraiment un amour, mais il faut surtout que je fasse tout pour que personne ne capte que je suis enceinte…

— Je ne pensais pas au Conseil mais à tous ceux qui viennent te voir parce qu’ils ont un bouton. Je n’ai jamais vu des gens aussi en forme qui consultaient autant le médecin ! Ils sont fous, ici. Et pour la grossesse, ça va encore, je dirais. Pour l’instant, on ne voit rien à part que tu as un peu pris des seins, je pense. Et après, pour aider à cacher le truc, il faut garder les mêmes vêtements mais les agrandir un peu. Et mettre des vêtements amples. Enfin, ça, ça va être dur, les gens sont habitués à te voir avec tes jolies jambes toutes nues ou tes hauts tout légers et tout sexys. Purée, ça va vite arriver, tout ça.

— Et je suis tellement tarée que j’ai hâte de voir ça, soufflé-je. Mes hormones prennent déjà le dessus sur mon cerveau. Bref, j’ai quelques tenues plus amples, je vais commencer à les mettre en alternant, histoire que ça ne pose pas question. Je suis désolée de te mettre encore une fois dans une confidence pareille…

— Tu rigoles ? C’est d’un calme plat ici, sans toi, on s’ennuierait à mort ! Et là, tu y vas fort pour nous sortir tous et toutes de la torpeur dans laquelle ce putain de Conseil nous met. Et vive les hormones. C’est Joli Cul qui va être content, en plus. Entre les formes qui vont le faire encore plus bander et tes hormones déchaînées, j’espère qu’il est préparé à ce qu’il va lui arriver, le barbu.

— Je ne suis pas sûre qu’il profite des hormones, vu le peu qu’on se voit en ce moment. Je crois que je vais passer mon temps à me tripoter en solitaire, ouais, grimacé-je. Il n’y aura pas assez de soirées mixtes pour qu’on se retrouve en secret.

— Je t’ai proposé des massages, mais si tu veux du tripotage, tu me demandes, je suis toujours prête à t’aider pour ça, moi. J’ai pas oublié quand tu t’es retrouvée dans mon lit, j’avais adoré et je suis sûre que Mathilde ne dirait rien.

— Tu m’en veux si je te dis que les mains que je veux sont plus viriles ? ris-je en me levant pour aller l’embrasser sur la joue. Merci pour tout, Liz.

— Et si je parle comme ça ? demande-t-elle en prenant une grosse voix. Je peux dessiner une barbe sur mes joues aussi, ça suffirait ?

— Désolée l’avantage de la barbe, c’est pas l’apparence ! Et puis, il te manque un truc essentiel entre les jambes, ma belle ! Bon, je vais prendre ma douche avant le dessert.

Je dépose un nouveau bisou sur sa joue et file à la salle de bain. J’ai l’impression que le poids sur mes épaules s’est allégé, quand bien même il ne faut pas se faire d’illusion, c’est la merde. C’est la merde, mais un petit Malcolm ou un bébé Jade pousse dans mon ventre, c’est juste dingue et… excitant. J’aimerais bien rester davantage sur ces émotions positives. Je doute que tout ce stress soit vraiment bon pour mon organisme.

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