Chapitre 1

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PREMIER LUNDI, j u i l l e t

   L'odeur des vieux livres le répugnait. Les rangées qui formaient la petite librairie étaient faites de matière végétale, et la substance du bois qui retenait les divers livres et dictionnaires qui était abîmée - très certainement par le temps, se disait-il - en émanait une mauvaise odeur de vanille et de notes d'amande. L'endroit était sombre mais le soleil, éclatant ce jour-là, filtrait à travers les épais rideaux bleus. Près de la porte d'entrée en verre dans laquelle le paysage passait librement, une ombre masculine se projetait sur le sol en bois. De cette ombre, on ne percevait que des détails : la brillance de ses chaussures en cuir, la fermeté de ses épaules, son nez droit, des cheveux courts et bruns, et une peau pâle derrière laquelle se cachait une grimace, les lèvres étirés de manière grotesque. Sa présence sur le pas de la porte poussiéreux de cette vieille librairie lui restait inexpliquée. Il détestait les livres. De ce fait, il ne lisait jamais. Selon lui, c'était perdre son temps. Apprendre des choses en lisant, alors que des centaines de films les représentaient de manière plus explicites lui convenait davantage. La télévision – et d'ailleurs, même le numérique – étaient des inventions qui avaient évoluées depuis très longtemps. C'était un véritable et radical bouleversement dans tout les domaines : que ce soit social, économique ou autre. Un véritable réseau planétaire qui avait convaincu cet individu au plus profond de son âme que l'évolution était devenu un espoir de changement pour le monde qu'il trouvait subterfuge mais dans lequel il était, pour lui, obligé de vivre. Il pensait souvent qu'il ne vivait pas dans sa bonne époque ou que son monde l'attendait peut-être dans un temps plus loin que celui d'aujourd'hui.

      Pourtant, il était venu ici. Sans aucune raison particulière. Il savait sans tort que ce n'était pas l'ombre rafraîchissante qui se jetait dans les allées de la petite bibliothèque qui était le motif de sa venue. Ni la poussière sous chaque coin de meuble, ni la présence des confortables canapés en cuir du coin de lecture posaient par-ci, par-là, libre à tout lecteurs affirmés. Il ne savait décemment pas ce qu'il faisait là. Au fond de lui, il espérait quelque chose. Une petite once d'espoir s'était réfugié en lui à son réveil, ce matin, et il s'était dit que peut être, il allait lui arriver quelque chose de bien. C'était un jour comme les autres. Un petit trou qui devenait plus grand, puis énorme. Après tout, cette boule au fond de la gorge le compressait, mais il était le héros de sa vie. Le traceur de son destin. Après tout, il ne pouvait rien perdre d'autre, ce jour-là. Son cœur même s'était volatilisé. Son âme – qui pour lui, était aussi cartésien que ne pouvait l'être René Descartes – n'existait pas. Ce n'était pas une matière, il était bien trop rationnel pour y croire. Il ne l'avait jamais eu dans la main, cette âme, ne l'avait pas aujourd'hui et ne l'aurait pas demain.

      Des légers coups successifs contre le sol le perturbèrent dans ses pensées. Il grommela d'abord dans sa barbe à peine rasée, fronçant ses sourcils broussailleux avant d'ouvrir grand ses yeux teintés d'une couleur fraîche. Le bleu de ses pupilles scruta alors une ombre précise et inquiétante qui se dissimulait derrière une rangée de vieux livres datant des années cinquante. Quand l'ombre apparut enfin à ses yeux, il resta immobile, lèvres ouvertes, scrutant d'un œil admiratif la silhouette gracieuse de la jeune femme qui se trouvait en face de lui, celle-ci stimulant chacun de ses muscles de ses bras afin de terminer son rangement des dictionnaires. Ses longs cheveux foncés et bruns tombaient en cascade sur des épaules frêles, légèrement rentrées, arrondissant son dos. Il apercevait des cils si fins qu'il se demanda sur le moment si elle n'était pas asiatique. Une douce originalité, pensa-t-il. D'habitude si entreprenant, il ne savait pas quoi faire. Il était pris de tremblements silencieux, le visage amaigri par l'incertitude. Ses traits manifestaient l'envie de toucher sa peau, mais le mal de sa tristesse le lui interdisait. Il savait, au fond de lui, que vouloir possédait quelqu'un ne se faisait pas d'un simple claquement de doigt. Il se savait, à l'instant, impuissant de cette situation. Une chaîne qui lui tenait dangereusement les poignets liés. Depuis son tragique incident, anonyme de son propre passé, il hésitait dans chacune de ses actions. Il était attiré par cette femme comme on peut être attiré par quelque chose que l'on désire: Tiens ! Ce nouveau parfum sent si bon, il me donnera un air de petit bourgeois, je dois me l'acheter ! Non, lui c'était physique. Juste elle, ce qu'elle dit de ses lèvres attirantes et de ce qu'elle fera de ses mains et de son propre corps. Ce n'était que ça qu'il voulait, du moins, ce qu'il pensait vouloir.

     Il était affreusement perdu. Paniqua, de tout son être et préféra prendre la fuite sans se questionner si la jeune femme l'aurait aperçue du coin de l'œil ou non. Peu lui importait car il voulait simplement se cacher. Quand elle se retourna, sûre d'avoir entendu quelqu'un chuchoter ou du moins quelque chose de sonore, elle se retrouva à froncer les sourcils de manière suggestive avant de pousser un petit soupir. Il n'y avait personne, pensa-elle, comme d'habitude. Cette vérité lui apparut méchante, avec un goût amer au fond de la gorge. Elle du se résoudre à trier puis ranger chaque livre à la bonne place, comme une libraire le ferait et comme sa routine l'y obligeait. Sa seule visite avait fui.

Pourtant, et comme tous les jeudis après-midis qui se suivaient d'une mélodie monotone, un petit garçon venait de pousser de ses deux bras boudinés la porte de la librairie, grinçant contre le sol. Ysée déposa avec une grande délicatesse les épais dictionnaires sur la grande étagère qui s'étendait sur une grande longueur de la librairie, empêchant l'accès à la salle du personnel, poussa un petit soupir quand ses bras purent enfin s'émanciper d'un poids tenaillant et se précipita à rejoindre le petit garçon pour s'affairer à refermer ses deux poings autour des poignets de la chaise roulante sur laquelle le petit garçon était assit. Ysée étira les commissures de ses lèvres en voyant les deux joues joufflues et rosées du petit brun, et adorablement souriant.

    « Bonjour, madame Ysée » ( ce petit garçon me paraissait tellement sympathique et courtois ).

— Bonjour, Lulu. Elle poussa son énorme chaise roulante jusqu'à une petite table rouge vive ou étaient posés deux gros romans de science-fiction, à la couverture sombre, et s'installa sur un siège, face à Lulu. Tu vas mieux ? Lui demanda-t-elle d'une voix plus délicate.

— Mon nez ne me fait plus mal, répondit Lulu en ouvrant sa petit bouche rieuse, ses deux dents de devant qui ne se touchaient pas. Son nez camus était tout bleu et parsemés de traits imperceptibles. Ysée devinait que Lulu avait utilisé ses ongles trop longs pour un petit garçon pour se griffer le nez en pensant faire disparaître la démangeaison douloureuse.

— Mais mes cheveux m'empêchent de voir, se plaignait-il en soufflant sur ses mèches hirsutes.

— Ta maman ne t'emmène pas au coiffeur ?

— Non, râla le petit garçon en tapant du poing sur le bras en mousse de sa chaise, elle dit que c'est pas pour les bébés. Elle dit que je pleure tout le temps. Elle dit que je ne fais jamais rien et qu'elle en a marre. Je crois que maman m'aime plus.

    Ysée observa de ses yeux ronds le regard éteint du petit garçon puis éclata d'un rire sonore, en fermant les yeux, les rides de son front qui semblaient naître, là ou quelques mèches brunes et crépues retombaient. Quand ce fut un calme plus silencieux qui reprit maître des lieux, elle prit de ses deux mains fines un épais livre, un qui était sur la table, et le posa sur les cuisses du petit garçon lentement pour ne pas lui faire mal, dont les genoux et les jambes étaient absentes, dont l'épais plaid blanc s'était échappé par terre. Bon anniversaire, lui confia-t-elle en s'affaissant, le dos courbé, pour récupérer la couette poilue et l'étendre sur le petit garçon qui reniflait grossièrement, une émotion inconnue qui montait en lui. Très heureux de ce cadeau, Lulu lâcha des fines larmes se déversaient sur ses joues cramoisie et sa bouche rieuse. Hinata rigola de sa bouche étirée une nouvelle fois, et rapidement, le petit garçon aux airs timides et courtois suivit le rythme en riant à son tour, la mine colorée.

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