L'horloge face à lui indique qu'il est temps de se lever. Il se sent raide comme jamais. La main d'Alexandra a quitté en vain son torse quelques minutes plus tôt, mais il a toutes les difficultés du monde à en oublier la sensation et à se mettre debout. Il file se laver, en espérant ne pas réveiller la jeune femme. Sous la douche, il laisse s'écouler les émotions de la nuit, et tâche d'oublier les raisons qui l'ont conduit ici, loin de tout et de tout le monde.

    Lorsqu'il revient au salon, la jeune femme dort toujours. Il la regarde tendrement, mais doit vite se réfugier dans la cuisine : la tentation de caresser ce beau visage endormi est trop forte. Il lui laisse de quoi déjeuner sur la table, et sort s'occuper de sa forêt.

   Le ciel est clair et vide. Sous la neige éparse, le printemps commence à déployer autour de lui toutes les nuances du vert et les odeurs puissantes des premiers bourgeons et de la sève qui monte. Il se sent revigoré par les épinettes dressées vers le ciel et les troncs bien droits et fermes sous ses doigts des grandes pinèdes. Il traverse une vallée, casse la croûte, et revient en fin d'après-midi au refuge, où l'attend, espère-t-il, la jeune femme avec qui il a passé la nuit. Il s'est forcé à ne pas penser à elle pendant toute la journée. Sera-t-elle encore chez lui ?

   Lorsqu'il arrive en vue de son refuge, il constate que oui, elle est toujours là. Des traces de pas légers indiquent qu'elle a quitté la maison puis y est revenue. Il sent un soulagement immense libérer sa poitrine d'un poids qu'il ne sentait pas jusque-là. Il prend le temps de se remettre, et entre dans la maison.

   - Bonjour. Tu n'as pas ronflé cette nuit. Je pense qu'on pourra s'entendre, dit-elle en guise de salut.

   Il bredouille une réponse dépourvue de sens, troublé par les possibilités contenues par cet avenir qu'elle évoque, et aussi par le tutoiement qu'elle a adopté.

   - Demain, tu m'emmèneras faire ton tour dans la forêt. Sinon je vais vite m'ennuyer ici. Il ne manquerait plus que je retourne à Toronto faute d'avoir autre chose à faire !

   Ruby acquiesce précipitamment : elle lui parle d'avenir, et veut l'en priver la minute d'après ! Hors de question. Il l'emmènera demain, et elle restera. Il a déjà oublié qu'à Toronto, elle a un mari qui la cherche.

   - À part te promener et couper du bois, que fais-tu de tes journées ?

  Pas grand-chose en vérité. Mais il y a tant à faire dans la forêt !

  - Les animaux...

  - Ce n'est pas la chatte qui doit t'occuper longtemps.

  - Non, je veux dire, les animaux sauvages. Il y a des espèces à protéger, mais il y a aussi des bêtes qui sont trop nombreuses...

  - Je me passerai de t'accompagner à la chasse. Pour tout le reste, je veux en être. Combien de fois par an vas-tu à Whitehorse ?

  Voilà l'inquisition espagnole que personne n'attend jamais.

  - Deux fois, en général.

  - Je ne t'accompagnerai pas. Armand pourrait y être pour une raison ou pour une autre. Acheter du bois ou jeter de la poudre aux yeux de quelqu'un. Mais je te donnerai une liste d'achats à faire. Il n'y a rien ici. Comment peux-tu vivre avec quasiment rien du tout ? Il n'y a même pas un sac de patates dans un coin. Pas un livre non plus d'ailleurs.

    Ruby regrette vaguement sa solitude récemment perdue, mais en même temps qu'elle lui parle, Alexandra se penche pour ramasser son manteau, qu'elle avait apparemment jeté négligemment par terre en entrant, et Ruby aperçoit, débordant de son corsage, des formes pleines des promesses et des espoirs qu'il a caressés pendant la nuit. Il détourne le regard, de peur que son émotion ne soit visible. Lorsqu'elle se relève, Alexandra surprend et soutient son regard, un léger sourire flottant sur son visage.

    Ruby ressort précipitemment, emporté par l'impérieuse nécessité de saisir sa hache à pleines mains et de se vider. Se vider de cette tension, de ce désir, de cet espoir et des souvenirs que tout ça fait remonter. Un coup après l'autre, il fend les bûches jusqu'à en avoir une réserve très largement suffisante pour la nuit. Puis, chargé de son lourd fagot, il reprend avec excitation et appréhension le chemin du chalet.

    Lorsqu'il pénètre dans l'abri, un fumet appétissant l'accueille.

    Elle a cuisiné pour eux. 

    Pour lui.

    Et ça lui rappelle d'autres soirées, lointaines, d'autres dîners en tête à tête avec une autre femme.

    Une autre vie.

    - À table !

    Elle n'attend pas de voir s'il lui obéit et s'assied face à son assiette. Il retire ses habits avec empressement et la rejoint.

    - Tu devrais accrocher ton manteau et mettre tes bottes près de l'âtre si tu veux pouvoir les remettre secs demain.

    Confus, il lâche la fourchette qu'il vient d'empoigner et retourne ranger ses affaires avant de se rasseoir. Puis ils mangent en silence, Ruby tiraillé entre son désir irrépressible de dévorer la jeune femme du regard et la tentation non moins grande de fuir ses yeux qui le dévisagent toujours avec une expression complexe, ambiguë, insondable.

    Puis, à nouveau, Alexandra se déshabille sans prêter attention à lui et lui n'a ni le réflexe ni la force de ne pas profiter du spectacle. Lorsqu'elle se glisse, nue, sous ses draps à lui, dans son lit à lui, il prend un instant pour se rappeler comment respirer et marcher. Puis, plein de sentiments contradictoires, il éteint la lumière, la rejoint à son tour en caleçon et s'étend sur ce sol, si dur, au pied du lit, tout le corps tendu.