Chapitre 2 - De la braise au brasier...

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Ruby se laisse pénétrer par la nouvelle. Il observe la femme, qui s'est désintéressée de lui et réchauffe ses longues jambes près du feu. Alexandra Lebrun. La femme de son patron... Un homme qu'il n'a vu qu'une seule fois, pendant son entretien d'embauche, et dont il a quasiment oublié l'apparence. Il se souvient vaguement de son air brutal, et de sa poigne puissante. Ruby n'aime pas les hommes qui essaient de broyer la main qu'ils serrent : Armand lui avait tout de suite déplu. Une brute en col blanc.

    

    Est-ce pour cette raison qu'elle est venue se réfugier chez lui ? A-t-elle été menacée, ou pire, battue par son mari ?

    

    Il est trop tôt pour en juger, et Ruby commence à se sentir stupide et engourdi, à rester debout à regarder les reflets du feu sur les épaules nues d'Alexandra. Heureusement qu'elle ne cherche pas à discuter avec lui, sinon, il aurait l'air encore plus stupide ! Mais il a des obligations vis-à-vis des visiteurs de passage dans son désert, et d'ailleurs il a faim, il doit rompre le silence.

    

    - Bon... Vous avez faim ?

    

    Elle met un certain temps à répondre, jugeant peut-être qu'elle risque l'intoxication alimentaire en répondant oui. Elle se décide finalement pour le oui.

    

    - Bon... Je vais vous préparer quelque chose.

    

    Il recule vers le coin cuisine, où il sait qu'il n'y a guère que de vastes réserves de boîtes de conserve, achetées lors de son dernier passage à Whitehorse, et des morceaux de viande qu'il a lui-même séchée au retour de ses chasses. Rien qui lui paraisse susceptible de plaire à une dame. Il ouvre néanmoins un placard, constate la présence de haricots verts et de saucisses au jus de viande, se dit que c'est encore le mieux qu'il ait à offrir, et commence à préparer un repas pour deux, le premier depuis des années, depuis que...

    

    Il se secoue et se reconcentre sur la poêle. Les saucisses gorgées de jus gigotent au milieu des haricots fadasses. Voilà qui est appétissant... Le même repas lui aurait semblé convenable hier soir, mais maintenant, il se rend compte que son régime alimentaire n'est peut-être pas idéal. 

    

    Il met le tout dans deux assiettes et va s'asseoir à table. Alexandra ne réagit pas au bruit. Faut-il qu'il l'appelle ? Elle pourrait l'aider un peu, quand même !

    

    - C'est prêt.

    

    Elle le remercie et vient s'asseoir en face de lui. lls mangent en silence. Ruby apprécie qu'elle ne commente pas le repas.

    

    - Combien y a-t-il de lit ici ? demande-t-elle soudain.

    

    - Un seul, le mien...

    

    Elle lui jette un regard sévère.

    

    - Mais bien sûr, vous pouvez le prendre, se corrige-t-il précipitamment. Je vais changer les draps, et dormir sur le tapis.

    

    - Vous ne ronflez pas j'espère ?

    

    Le refuge de Ruby ne comporte que deux pièces : un salon qui tient lieu de chambre à coucher, de salle à manger et de cuisine, et une minuscule salle de toilette. Évidemment, il est difficile d'avoir de l'intimité, quand on est deux ici.

    

    - Non... Enfin, je ne crois pas... Personne ne s'en est plaint.

    

    - On n'imagine pas les caribous venir se plaindre du bruit que vous faites. Enfin, on va essayer, et je vous dirai demain matin.

    

    Ruby retient un soupir, puis lave la vaisselle et change les draps sous le regard impassible d'Alexandra, qui semble considérer qu'elle a le devoir de ne pas l'aider. Avant même qu'il ait fini de préparer son propre couchage, elle enlève ce qui lui reste de vêtements et se glisse sous la couette avec un soupir de contentement. La chatte vient se lover contre elle et ronronne de satisfaction à son tour. Ruby, lui, s'allonge seul dans ses draps. 

    

    Sur le tapis.

    

    C'est dur.

    

    C'est long.

    

    Il a beau se retourner en tous sens, il sent le bois de la cabane enfoncer ses irrégularités dans sa peau, dans ses chairs, dans ses os.

    

    Et comme si le supplice physique ne suffisait pas, d'autres, plus sournois, plus terribles encore, viennent frapper à son esprit de leurs faces rougeaudes. Le corps nu d'Alexandra d'abord, frais dans sa mémoire, chaud dans sa poitrine, qui n'en finit plus de se devêtir devant son air hagard ; et puis d'autres, plus anciens mais plus cruels, dont ces nouvelles images de femme ravivent la douleur en rouvrant les plaies.

    Soudain, il se fige.

    

    Tombée des hauteurs du lit, une main fraîche vient de se poser sur son torse, immobile.

    

    Ruby n'ose plus bouger, retenant son souffle. Il écoute la respiration lente de la jeune femme.

    

    Cette main sur lui. Cette présence.

    

    Oh comme c'est bon ! 

    

    Oh comme ça fait mal !

    

    C'est long, une nuit sans dormir.

    C'est dur, une nuit sans bouger.

    

    Ruby s'efforce mentalement d'arpenter la forêt, d'observer ses sapins, de humer leurs parfums et de guetter les bruits furtifs de la vie sauvage, mais c'est le corps d'Alexandra qui défile devant ses yeux, interminable ; ce sont ses cheveux et le grain de sa peau qu'il caresse en mémoire du regard, c'est son souffle qu'il écoute, son odeur qu'il respire. 

    Et la pression en lui ne décroît pas. 

    

    Il est raide, tendu, et cette main douce sur son torse ne l'aide en rien à s'apaiser.

    

    Et la nuit éclairée de soleil derrière les nuages gris ne laisse rien ignorer du visage serein de la jeune femme qu'il aperçoit rien qu'en tournant les yeux vers son lit.

    

    Son lit à lui où elle dort elle.

    

    Et cette pensée plus que toute autre entre en résonnance avec son passé et l'empêche de trouver la paix et de s'assoupir malgré son épuisement.

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