Du nouveau

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Premier avril, le jour du poisson. Je me retrouve à l’accueil du centre. Je me présente à l’agent d’accueil. Je ne viens pas en visite, je suis votre nouvelle collègue et commence à travailler aujourd’hui. J’ai attendu presque une heure que la direction me présente à l’équipe et me montre mon bureau. Mais personne n’est venu. C’est la première fois que cela m’arrive.
Après une heure d’attente, je me permets d’insister auprès de la secrétaire. Elle me demande d’attendre patiemment, le responsable est prévenu et va me présenter. Je regarde autour de moi dans la salle d’attente les affichettes et les différents prospectus. Des classiques du domaine, formation, réorientation professionnelle, psychologue, centre pour femmes battues, prévention suicide… Je remarque aussi beaucoup d’informations réalisées par le personnel d’accueil. Elles sont caractéristiques dans ce milieu. Généralement moches, imprimées ou photocopiées sur du simple papier machine et scotchées n’importe comment dans une pochette en plastique perforée A4. Je ne suis pas contre ce genre de bricolage, quand cela reste du temporaire, mais habituellement, ce type de message à une durée de vie presque illimitée. Ouf, quelqu’un vient me chercher. Je n’avais pas rêvé et ce n’était pas non plus une blague.

J’ai de nouveau droit à une visite du bâtiment, mais cette fois, plus en détail. L’essentiel m’est montré : la machine à café et les toilettes. Je signe aussi le règlement de travail et tout l’administratif nécessaire à mon engagement. Enfin je reçois le badge du personnel. Tout m’est expliqué : comment pointer, le vestiaire et le bureau partagé pour les professeurs volants, les salles de réunions… bref le fonctionnement du centre.

Le nouveau collègue qui me fait visiter le bâtiment me parle également des talkies-walkies. Tout en me montrant le fonctionnement, il essaye de tourner la présentation à l’humour : « T’en fais pas, c’est pas des vrais méchants ici, juste de petites tapettes qui se croient fortes et font leurs malins. Sorti de la cuisse de Jupiter. Pas de quoi fouetter un chat. S’ils t’emmerdent, tu montres ça en pointant le bouton rouge sur l’appareil. Si tu appuies, on arrive. Un conseil, garde-le toujours près de toi. »

J’ai droit à 3 demi-journées d’accompagnement, un écolage. Ça doit être suffisant pour comprendre le fonctionnement de la maison. Je suis invitée dans chaque atelier pour rencontrer les collègues et une grosse majorité des… bénéficiaires, on dit comme ça ici, même si des agents de sécurité aux personnels d’entretien utilisent l’expression « petits cons », terme qui semble communément admis. Mais qu’est-ce que je fous là moi ! Je sens mon ventre qui me tiraille, une acidité du même genre que celle que tu éprouves quand tu en tiens une bonne de la veille. Je me sens encore coincée. Mais je n’ai pas le choix. J’attrape le paquet de mentos, en fous deux ou trois dans ma bouche. Je les croque une ou deux fois avant de les laisser fondre en les agitant avec ma langue. J’adore ça. La menthe forte à un effet anesthésiant sur moi. Je sens son effet dans ma gorge.

Les visites se succèdent, j’observe silencieusement. Je scanne, je ne loupe rien. Les locaux ont été modernisés il y a moins d'un an. C’est propre, un peu trop en apparence. Le matos semble issu de catalogues de fournisseurs en bureautique. On voit clairement que le responsable des achats avait comme consigne qu'il faut que ça claque, que ça fasse sérieux. Donc ses choix n’étaient pas limités à l’argument prix. On reste donc dans une logique scolaire. Ce n’est pas encore trop mal. On a échappé au catalogue destiné au monde médical. L’environnement, c’est important. Le négliger c’est sous-estimer son pouvoir limitant. Au moins, les ados ne devraient pas se sentir à l’hôpital ou en prison, mais à l’école. Et ça, pour moi, ce n’est certainement pas une bonne nouvelle.

Mon horaire me semble léger. Des demi-journées, matinées ou après-midi sont dévolues aux gosses. La seconde moitié de la journée est accordée aux préparations, aux évaluations et aux corrections. Ça aussi cela paraît être une bonne intention. Mais en réalité, ce temps est juste nécessaire pour remettre mes émotions à leurs places.

Pour entrer dans une classe, il vaut mieux être gonflée à bloc. Ces gosses vont tellement pomper ton énergie que ce n’est pas une salle de repos et une cafetière qui suffiront. Le rêve serait d’avoir un hammam sauna et un bon massage pour se rééquilibrer rapidement. Ça serait efficace. La salle des bureaux partagés n’est pas non plus des plus zen. Elle n’est pas trop fréquentée non plus. Ma méthode pour m’apaiser sera la méditation en lotus sur une chaise avec de la musique dans les oreilles. Je préfère les avoir le matin. Finir la journée et directement reprendre la route, je n’aime vraiment pas. Transmuter en conduisant, il faut avouer que c’est un peu compliqué. Conduire de longs trajets, c’est déjà un acte méditatif hypnotique. Et quand je sors, je n’ai pas envie de ramener cela à la maison et de le décharger sur mes enfants. Je vais en parler à mon chef.

Ça fait déjà 3 mois que je travaille dans cette boîte. J’ai déjà eu à de nombreuses reprises, l’occasion de constater que son passé, son histoire ainsi que ses habitudes y restent bien accrochés et y demeurent bien présents. Ce n’est pas en passant une nouvelle couche de peinture sur les murs que les fissures ont disparu. Malgré une nouvelle direction, et quelques remplacements aux postes de chef d’équipe, certains anciens ont des attitudes assez cyniques pour perpétuer l’ancien fonctionnement. Rien d’extravagant, juste une petite touche conventionnelle qui passe comme légitime au regard des autres. Enfin par autres je veux dire, les nouveaux employés. Ceux qui sont en conditions précaires notamment au niveau de leur contrat et doivent faire leurs preuves pour le conserver. Un jeu vicieux au plus haut point, mais efficace pour faire croire que les changements ont été réalisés. Mon chef est un pro à ce jeu-là. Il excelle même. Il a été formé sur le terrain par l’ancien directeur. Entrer dans la boîte en intégrant le service de sécurité, son travail consistait à observer les écrans de surveillance vidéo et contrôler les ouvertures de portes. Il a compris très vite le fonctionnement de l’établissement. Des petits jeux qui s’y déroulaient. J’ai rapidement compris qu’il valait mieux être amis. Il s’était même fait un petit carnet dans lequel il prenait note de tout ce qui pourrait lui servir un jour pour influencer une situation. Très rapidement, il se rendit indispensable pour la direction qui trouva en lui les yeux et les oreilles discrètes d’un bon petit collabo. Progressivement, il est passé d’agent de la sécurité à chef de service en passant par le poste de formateur. Quand les membres du Conseil d’Administration ont imposé la réforme de la boîte, il n’a pas pu proposer sa candidature aux postes de directeur, faute de diplôme. J’ai appris que l’ancien directeur a été accusé de maltraitance physique sur les ados. Choses qui n’ont jamais été prouvées, car la parole des jeunes en redressement n’est pas jugée comme pouvant être potentiellement vraie. Ces jeunes sont qualifiés de voyous, de drogués ou de criminels. Mais le cas d’un décès suspect avait tout de même réussi à se répandre dans le microcosme pénitencier. Le Conseil d’administration n’a pas eu d’autre choix que de procéder à un acte fort pour se dédouaner de ces rumeurs. Le mieux aurait été de remplacer l’ensemble du personnel, cela aurait été plus efficace. Mais ce n’est pas l’option qui a été choisie. Un nouveau directeur, quelques nouveaux profs, de nouvelles chaises et un peu de peinture et le tour est joué. On choisit une personne qui a l’air plus sensible et ouverte et qui chassera l’image tyrannique de l’ancienne direction. Mais comme tout nouvel employé, cette nouvelle personne sera aussi en situation précaire et devra, elle aussi, s’attirer les saintes grâces du Conseil d’Administration. Le petit collabo l’a vite compris et a su se rendre rapidement indispensable aux yeux de la nouvelle direction. Du changement, oui, mais pas de trop quand même. Ce sont tout de même de petits cons et resteront un danger pour la société. Le collabo n’est ni un psy ni un éducateur spécialisé. J’ai appris qu’il avait fait des études de mécanicien automobile, mais que très vite il a dû se réorienter. Manque de patience, il finissait toujours par faire plus de dégâts dans ses réparations. Un type du genre, si ça ne rentre pas, prend la masse, ça finira par entrer. Quelle philosophie ! Si ça ne marche pas avec les bagnoles, pourquoi cela fonctionnerait sur les jeunes vauriens ? Quand j’essaye de lui faire entendre mon avis, j’ai toujours l’impression d’être une idiote. Demander la lune. Et il est bien doué, car il y arrive en incluant les autres membres. Me retrouvant seule contre tous. Même ces faux-culs qui sont d’accord avec moi quand il n’est pas présent. Enfin, j’essaye de ne pas y penser. Quand je suis en classe avec mon groupe, je ne les appelle pas « élèves » ou stagiaires et encore moins petits cons. Ils sont juste mes gars. Quand je suis avec eux, je suis en accord avec mes principes et j’ai la liberté de mener ma barque à ma guise. Mon travail est d’autant plus valorisé en les voyant reprendre confiance en eux et progresser. La plupart savent à peine lire et écrire. Qui peut en être responsable ? Pour moi, la responsabilité ne leur incombe pas. Est-ce la faute de leurs parents ? Les pauvres, ils ont essayé de faire ce qu’ils pouvaient. La société ? Ben oui, évidemment. Si ces gosses sont là, c’est clairement parce qu’elle n’a su ni les comprendre ni leur apporter l’aide ou l'encadrement dont ils avaient besoin. Elle les a tout bonnement ignorés en étant au courant qu’un jour ou l’autre, ils allaient être en marge. Et ce jour-là, elle pourra les juger et les dissimuler au regard des gens. Mais ce sont des gamins, juste des gamins… Si tu leur donnes ton attention, ils t’écoutent. Si tu leur ouvres ton cœur, ils t’ouvriront le leur. On n’en est pas encore là. Au début, ils se sont méfiés de moi. C’est normal, je suis une adulte comme les autres pour eux. Une conne de plus qui va les juger et les critiquer en pointant leurs défaillances.
Cette étape a été facile à dépasser. Bizarrement, c’est en me dévoilant que j’ai réussi à leur faire baisser la garde. Je leur ai raconté les plus grosses conneries qui m’étaient arrivées, les plans les plus foireux. J’ai partagé les difficultés avec mes parents, ma famille, mes mecs, les flics, les impôts et le CPAS. Je sais qu’aucun manuel de pédagogie ne va évoquer cette méthode, mais c’est la seule méthode qui fonctionne que je connais. Et elle ne sera jamais enseignée dans aucune école, mais elle fonctionne pour moi. En discutant en réunion d’équipe, mes collègues m’ont pris pour une folle et ont essayé de me faire changer de méthode trouvant la mienne trop intrusive. Je me suis entendu dire d’éviter tout ce qui est personnel. Arg, ça a du mal à passer. Moi qui construis toutes mes relations sur la confiance. Effectivement, c’est dur de ne pas mélanger confiance et confidences. Et je n’y vois aucun problème. Au bout de quelques réunions, j’ai vite compris que la réponse oui, OK, tu as raison, sera la moins difficile à sortir, même si elle a du mal à transiter par ma gorge. Mes cours se déroulent sans souci. J’essaye de les rendre intéressants, sans jamais les mettre face à des situations impossibles à résoudre. Donc on avance progressivement, et chacun à son rythme. C’est vrai que c’est épuisant et que je répète les mêmes choses continuellement, mais c’est normal, c’est mon travail. Je m’adapte. Les soucis vont progressivement arriver, mais pas de la manière dont j’aurais pu l’anticiper.

Mon chef d’équipe, qui a toujours accès au vidéo de surveillance, et ne s’en prive pas (comme lui recommande ses bonnes vieilles habitudes) épie mes prestations et remplit son petit carnet. Il semble que mes méthodes lui faisait peur. Des bruits de couloir circulent. Elle capte leur attention en jouant avec son décolleté et ses jupes ras de la touffe. En plus, elle s’assied sur son banc de manière à ce qu’ils ne voient que sa culotte, quand elle en a une ! Bref que des jalousies. J’arrive à capter leur attention et je ne me fais pas chahuter. Tout à débuter par un rapport trimestriel. Un tableau par professeur comptabilise le nombre d’interventions de la sécurité liées à l’utilisation du talkie-walkie. Face à mon nom, l’absence de chiffre paraissait suspecte. En tant que chef de service, il n’a rien su répondre et a proposé de surveiller mes agissements. Chose que la direction a approuvé. Mais ce détail, je ne l’ai appris que bien plus tard. S’en est suivi une évaluation déguisée et non formelle à côté de la machine à café, « Alors ça se passe bien les cours ? Paraît que vous faites du bon boulot. Ils ont l’air contents quand ils ont cours avec vous. Au fait, vous en êtes où dans le programme ? Je n’ai pas encore vu vos grilles d’évaluations ». Je n’en avais pas, du moins pas celles dont ils me parlaient. J’avais mes différentes notes dans mon journal. « Je les rassemblerai et vous les transmettrai. Pour ce qui est du programme, j’avais cru comprendre que j’étais libre de l’adapter en fonction du niveau des stagiaires. » « Il y a un minimum pour pouvoir justifier votre travail… et j’en profite pour vous demander de respecter les horaires de pauses. »

Depuis ce jour, les remarques de mes collègues et de mes chefs ne résonnent plus pareilles dans mes oreilles. Je deviens parano, j’y entends des critiques en permanence. Je déserte de plus en plus la cafétéria et préfére m’isoler dans la bibliothèque ou aller dans la cour fumer des clopes.

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