88. Adrien

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Merde ! Merde, merde, merde, merde…

J’ai beau essayer de la retenir d’un regard désespéré, je vois ma visseuse dévaler la pente, tuile après tuile, vers le vide. J’enrage de ma maladresse, surtout qu’elle m’a échappé d’un rien. Elle est partie en glissant si doucement, j’aurais dû l’arrêter, du pied ou de la main. Mais raidi par le froid du matin et la peur de tomber moi-même, je n’ai pas osé faire de mouvement brusque pour la rattraper.

Je sais que ma famille ne me comprendrait pas, que mes amis ne me comprendraient pas, mais à cet instant, c’est comme si sur un chemin de crête, je voyais un camarade de randonnée soudainement glisser dans l’abîme. Déséquilibré par une pierre qui roule sous sa chaussure, il dérape sans pouvoir se rattraper, me tend le bras et moi, ahuri, figé dans ma stupeur, je le laisse disparaître sans rien faire pour l’aider. J’avais l’intention de tendre la main en retour pourtant… Oui, juste l’intention, mais je n’ai rien fait.

Je m’en veux et ça me fait mal de voir ma visseuse partir ainsi, abrasée par la surface rugueuse des tuiles, dans une course de plus en plus incontrôlée. C’est la première machine que je me suis achetée quand je suis devenu artisan et depuis, il ne s’est quasiment pas passé un jour sans que je m’en serve. Elle est devenue comme une partie de moi-même, l’extension naturelle de ma main et le symbole d’une nouvelle vie. C’est tout ça que je vois dégringoler et que j’ai laissé échapper. Il n’y a plus qu’à serrer les mâchoires et à attendre, impuissant, la violence de l’impact.

Clang !

Le chéneau… Dans un bruit de tonnerre, la machine, d’abord stoppée net en tapant la rigole en zinc, rebondit soudain en pirouettant dans les airs. Pourvu qu’elle tombe dans l’herbe ! Pourvu qu’elle tombe dans l’herbe, il y a peut-être une chance de la sauver…

Peng !

Le coup, mat et sourd, accompagné d’un très léger vibrato métallique ne laisse pas de doute : la visseuse s’est explosée sur la terrasse en béton six mètres plus bas. Prostré sur mon faîtage, j’ai besoin d’une minute pour me calmer. Inspirer, expirer, accepter.

Maintenant, il faut rester pragmatique, évaluer les dégâts, établir un plan d’action. On emménage dans quelques jours désormais et ce n’est vraiment pas le moment de perdre du temps avec une autre erreur. Je descends, petit pas par petit pas vers le bord de la couverture, tout en réitérant intérieurement mon respect pour les charpentiers et les couvreurs, que je ne peux m’empêcher de voir comme des héros funambules, braves autant qu’inconscients, à passer leurs journées à défier le vide. C’est loin d’être la première fois que je monte sur ce toit, mais à chaque fois, c’est la même lutte contre le vertige, la même appréhension du faux pas. Vu la hauteur, dans le meilleur des cas, c’est la mort. Dans le pire, le lit à vie.

Les mains fermement agrippées à la planche de rive, les bras tendus pour garder au maximum mon poids en arrière, je bascule prudemment la tête dans le vide pour examiner le chéneau. L’endroit de l’impact est bien visible. La goulotte semble avoir pris un coup de carabine, mais heureusement, elle n’est pas percée. Je tends alors d’avantage le cou pour voir en contrebas l’état de la visseuse. De loin, elle semble juste abandonnée sur le flanc, couchée sur le béton. C’est du solide quand même…

Ça me rassure vaguement de la voir en un seul morceau, même si je ne me fais pas trop d’illusions sur l’état du moteur à l’intérieur, mais très vite, à regarder ainsi en contrebas, le vertige me reprend. Je veux me reculer, mais non, c’est comme si ce sol lointain se rapprochait de moi, palpitait et voulait m’attirer à lui. Je sens une torpeur descendre comme un léger fourmillement dans mes bras raidis. Pour lâcher prise, pour se laisser aller et s’abandonner doucement à la gravité. Je reconnais alors l’appel familier du vide, le même que celui de mon enfance, quand debout dans l’encadré de la fenêtre de ma chambre, je contemplais aussi la chute qui m’appelait.

Un étrange dialogue prend alors place. Je ne sais pas très bien avec qui je parle, mais c’est une voix familière qui console, qui me dit que tout peut finir là, facilement, en un instant, qu’il ne faut pas hésiter, rien que pour l’excitation de ce dernier frisson, ça en vaut la peine. Aujourd’hui comme hier et encore avant-hier, j’ai failli. Je n’ai pas été à la hauteur quand on avait besoin de moi. Beaucoup de bonnes intentions peut-être, mais au final, je suis celui qui reste planté là, muet et inutile.

Alice… elle ne saura sans doute jamais que je n’ai rien fait pour elle. C’est mieux comme ça, elle n’aura pas elle aussi à se sentir trahie. Et mes filles… elles sont si jeunes encore, elles ne peuvent pas encore se rendre compte que je ne serai pas un bon père pour elles. Si je disparaissais maintenant, ne serait-ce pas leur rendre service ? Pour Lucie, ce sera bizarre de ne pas voir papa ce week-end, ou le suivant, ni celui encore d’après, mais le temps émoussera progressivement ses inquiétudes et elle finira bien par s’habituer à cette nouvelle normalité. Quant à Nolwenn, elle n’a pas un an, elle n’aura jamais aucun mauvais souvenir de tout cela. Leur mère se remariera avant qu’elles aient perdu leurs dents de lait, elles vivront une enfance normale. Et moi, dans ces moments perdus où elles se demanderont comment était leur premier père, elles pourront m’imaginer sans défauts. Elles ne m’auront pas connu, je ne les aurai pas déçues.

Masqué par le flot de mes pensées, l’appel du vide s’évanouit progressivement et ne laisse en moi qu’un écho lointain. Je sais qu’il reviendra, mais pour l’instant, je contemple la terrasse sans appréhension. Je sauterai, mais de plus haut. Je ne veux surtout pas risquer de me rater et tant qu’à faire, autant que ce soit fun. Et d’abord, finir cette maison. Pour mes filles, parce que je ne ferai jamais rien de mieux pour elles.

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