80. Antoine

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La foule de Paris me dégoute toujours autant. Cette multitude pressée qui ne se respecte pas, dont le seul but est de se déplacer pour ne plus exister. Des gens forcés par la banalité et l’angoisse de leur quotidien à s’ignorer mutuellement, à éviter de regarder les dures vérités autour d’eux, que ce soit la pollution, le stress, ou la misère d’un mendiant.

J’en fait partie aujourd’hui, à la différence que moi, je ne suis pas pressé, que moi, mon coeur se serre à chaque fois que je vois quelqu’un assis sur le sol poussiéreux et que je sais que je ne peux pas l’aider. Par contre, c’est vrai que moi non plus je ne respecte pas cette populace anonyme et repoussante, manifestement incapable d’intelligence. Je traverse calmement la foule dans la bulle de mes écouteurs, remplaçant le bruit par une musique plus forte.

Cela fait longtemps que j’ai arrêté de me dépêcher dans les transports. En vérité, je ne comprends pas que les gens soient pressés. Objectivement, ça change rarement plus que quelques minutes sur le temps de trajet... En tout cas, je le crois et je prends mon temps. Je suis seul parmi des milliers d’êtres humains, mon esprit est libre.

Libre de revenir sur ma visite d’Alice d’aujourd’hui par exemple.

C’était… un peu déprimant. Bon déjà, elle était en train de dormir quand je suis arrivé. Un effet secondaire des anti-douleurs apparemment. Du coup, j’ai discuté un peu avec Chris qui était à attendre devant la chambre, l’humeur sombre. Rien de nouveau de ce côté là. Il a été un peu surpris de me voir, je n’avais pas prévenu que je venais. En même temps, il s’est passé trois jours avant que quelqu’un ait la bonne idée de me prévenir que ma sœur n’était plus dans le coma.

Sait-on jamais, des fois que ça m’intéresse.

On notera évidemment un net progrès par rapport à la semaine de délai pour m’informer que ma sœur était dans le coma. Bref, je considère que c’est de bonne guerre.

Ce que m’a raconté Chris était… perturbant. Une histoire pas très claire comme quoi Alice le regardait jouer à Gran Turismo depuis le paradis. Enfin, pas le paradis, mais un truc un peu comme ça. Et elle l’a vu avoir un accident dans le jeu et arrêter direct de jouer, ce qui s’est vraiment passé ce jour là.

J’ai essayé de retenir mes commentaires sarcastiques. Après tout, le fait que la situation décrite soit totalement banale et certainement facile à imaginer pour quelqu’un qui connaît un tant soit peu Chris n’est pas forcément contradictoire avec le fait qu’Alice ait pu se promener en tant qu’âme désincarnée pendant qu’elle était dans le coma.

Bon, ça s’est quand même un peu vu que j’étais moyennement convaincu, et il a laissé tomber le sujet. En terme d’infos plus pratiques, apparemment elle souffre beaucoup, elle arrive vaguement à communiquer avec un ordinateur et des petits mouvements, des tapotements pour dire oui et non. Mais elle fatigue vite.

J’avoue que ça ne m’a pas donné envie d’affronter la réalité. Après un moment, Chris me dit qu’il va vérifier si elle s’est réveillée. Ce qu’il fait quand il arrive et qu’elle dort, c’est qu’il laisse son ordi avec de la musique pas très fort pour qu’elle sache qu’il est pas loin dès qu’elle se réveille.

Franchement, sa persévérance m’impressionne. Je ne peux pas imaginer faire la même chose pour quelqu’un. Ça fait au moins un mois qu’il vient presque tous les jours, et ce n’est que le début. Si Hélène avait un accident ça serait direct la fin de notre relation. D’ailleurs, je n’attends pas non plus d’elle un dévouement extraordinaire. Si j’ai un accident grave, je serai tout seul pour refaire ma vie. Bon, évidemment ça n’a rien à voir, Chris et Alice ont bien dix ans passés ensemble alors que je suis avec Hélène depuis quelques mois seulement. Elle a même pas rencontré mes parents, ce qui explique peut-être qu’elle ne se soit pas encore enfuie. N’empêche que je me vois vraiment pas rester au chevet de qui que ce soit sur le long terme…

Il ne revient pas tout de suite, je lui ai dit de prendre son temps si elle était réveillée, donc c’est plutôt bon signe. En attendant, je sors mon portable sans trop de conviction, un regard sur mes applis de communication m’apprend que personne n’a essayé de me contacter dans la dernière demi-heure, ce qui est plutôt la norme. Ça ne me change pas vraiment les idées mais je trouve quand même de quoi patienter sur internet.

Chris est enfin sorti pour me laisser le champ libre, alors j’y suis allé en essayant de contrôler l’angoisse qui me tenaillait le ventre.

A peu de choses près, Alice était dans la même position que lors de ma première visite. La différence étant que là où avant elle pouvait passer pour une grande blessée endormie, elle a maintenant le corps en meilleur état mais des yeux manquant sérieusement de vitalité, pour ne pas dire morts. Je ne suis pas certain que ce soit vraiment mieux.

Je lui ai dit que Chris m’a expliqué un peu sa situation, et puis je lui ai demandé si elle se rappelait de quelque chose de pendant son coma. Tout de suite son regard s’est un peu réveillé, clairement oui. Apparemment rien de mon passage par contre, ce qui m’a un peu déçu, même si ça ne me fâche pas trop non plus de garder ce moment de vulnérabilité pour moi. Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs. Sous prétexte qu’on est un homme, on doit avoir une carapace indestructible autour de la moindre sentimentalité. Bref. Elle a pris le temps de me communiquer un truc un peu bizarre au clavier : « Chaque âme est une partie de l’âme unique de Dieu », ce qui est supposé résumer l’entièreté de ses souvenirs du coma. Sur le moment, je ne savais pas comment réagir. Je ne sais d’ailleurs toujours pas comment réagir, mais c’est moins embêtant. Ça a bien pris vingt minutes pour en arriver là, avec de nombreuses vérification et corrections, et j’ai bien vu qu’elle était fatiguée et frustrée de ne pas pouvoir communiquer clairement, donc j’ai lâché l’affaire. Après ça, je lui ai dit que j’avais hâte qu’elle se rétablisse et que l’on puisse parler normalement. Et puis j’ai laissé de nouveau la place à Chris.

Une visite pas très productive, mais si ça peut l’aider, ça doit bien valoir le coup ?

Je me demande vraiment ce qu’elle a bien pu ressentir après l’accident. En tout cas, elle a l’air de penser que les âmes existent et sont divines, ce qui est inattendu de la part d’Alice que j’ai toujours connue plutôt sceptique. En tout cas on n’est pas très portés sur la religion dans la famille, donc j’espère juste que ça ne va pas encore empirer ses relations avec les parents. Telle que je la connais, elle voudra pas en démordre. En tout cas, c’est bien si les âmes existent et vont dans un endroit cool après la mort, mais ça va pas changer ma vie…

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