12. Alice

3 minutes de lecture

Le temps s’étend,

Les journées s’étalent

Sur la plaine vendéenne

Qui suce en bavant

Sa côte atlantique,

Tirant la langue

De sommeil.

Trois jours après mon arrivée, mon père, ma mère et moi nous retrouvons à table pour dîner.

— Au fait ! Aurélie t’a dit pourquoi elle avait quitté Justin ? me demande ma mère, l’air de rien.

— Non, pourquoi tu demandes ça ?

Aurélie, c’est ma cousine. La nouvelle de sa rupture amoureuse défraie la chronique familiale depuis deux jours. Elle a décidé de mettre fin à trois ans de vie commune d’avec un joyeux Irlandais qui avait pourtant réussi le remarquable exploit de se faire apprécier de toute la tribu. Ma tante, qui prend des cours d’anglais depuis un an, en a pleuré tout le weekend.

Ma mère reprend :

— Je me demande pourquoi elle a bien pu le quitter, il était pourtant gentil ce Justin !

— C’est vrai qu’il avait l’air très gentil, mais je crois qu’elle s’ennuyait un peu. A mon avis elle ne se voyait pas passer sa vie avec lui.

Après un temps de réflexion, elle prend un air faussement détaché pour lâcher :

— Toi aussi, ce serait bien que tu quittes Chris.

Je lève la tête de mon assiette de légumes vapeur trop cuits. Je ne suis pas sûre d’avoir bien entendu. Ou plutôt, j’aimerais n’avoir pas entendu. J’aurais préféré rester dans ma bulle, éviter cette confrontation inutile.

— Tu es en train de me dire que je devrais quitter Chris ?

— Oui, heu… Pourquoi pas ? Aurélie l’a bien fait, elle.

Je me rends à l’évidence. L’intrusion, aussi prévisible soit-elle, est bien réelle. J’ai soudainement très chaud, je lutte pour préserver mon sang-froid.

— Il me semble qu’on a déjà eu cette discussion il y a cinq ans, et l’année dernière aussi. Et je t’ai rappelé hier d’arrêter de me dire ce que je dois faire.

— Oh, mais t’énerve pas ! C’est juste une idée ! Et puis, franchement… A quoi ça te sert de rester avec lui ?

— A quoi ça me sert ? Mais à rien ! Je crois que tu peux pas comprendre de toute façon.

Je ne peux pas poursuivre. A quoi bon ? Je me sens niée, humiliée, manipulée. Sa façon de m’assimiler à ses désirs de reconnaissance sociale me met hors de moi. Je ne parviens plus à verbaliser mes pensées. J’observe impuissante, la tempête furieuse de sentiments, d’arguments et d’opinions qui inonde mes neurones. Impossible d’ordonner mes idées pour en extraire ma vérité. Je quitte la table en bouillonnant.

Je passe chercher des clopes dans ma chambre et c’est parti pour la mission commando. Je sors dans le jardin en prenant soin de ne croiser personne. Je longe les murs de la maison et rejoins ma planque derrière le garage. Je guette le moindre signe de présence humaine, sursautant à chaque craquement de branche, à chaque bruissement de feuilles. C’est le meilleur endroit que j’ai trouvé pour fumer sans me faire repérer… J’allume une clope quand le ridicule de la situation s’impose une fois de plus à ma raison. Quand vais-je enfin trouver le courage de dire à mes parents que je fume ? A trente ans ? Quarante ans ? Sur leur lit de mort peut-être ? Combien de mensonges encore pour préserver leurs illusions ? J’anticipe leur déception, leur désapprobation, leurs inévitables sermons… Le goût âcre de la fumée semble s’accentuer, j’ai presqu’envie de gerber. Je ne peux pas leur dire. Pas maintenant en tout cas. Leurs jugements pèsent sur trop d’aspects de ma vie pour leur donner un nouvel os à ronger.

J’ai l’impression que ma vie de famille est un théâtre dont je ne peux pas sortir. J’y joue un rôle qui ne me convient pas. J’ai peaufiné mon personnage au fil des ans en fonction de ce qu’on attendait de moi. Mon individualité l’a construit comme une carapace pour se préserver des moqueries, des reproches et des jugements permanents. Faire profil bas, choisir ses combats, s’armer de patience et faire semblant. Surtout ne pas se faire remarquer, éviter les conflits… Mon personnage de fille discrète, docile et travailleuse m’a permis de gagner de précieux moments de liberté par le passé. C’était bien pratique quand j’habitais chez mes parents, mais maintenant il reste collé à moi dans le regard des gens. Ça fait beaucoup trop longtemps que je m’empêche d’exprimer ce que je ressens.

Seront-ils capables de m’accepter telle que je suis vraiment ? J’en doute. Je doute tout le temps. Alors j’attends le bon moment.

Comme chaque soir, j’appelle Chris. J’aime pas trop parler au téléphone mais ça me fait du bien d’entendre sa voix. Il trouve toujours les mots pour me soutenir quand ça va pas, il est vraiment doué pour ça.

Les jours suivants s’enchaînent, ponctués de travaux ménagers, de longs silences et de discussions stériles, conflictuelles, voire les deux à la fois. Je suis épuisée psychiquement et moralement quand les vacances se terminent.

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