3. Chris

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Alice marche devant moi, elle slalome entre les passants qui trainent sur le trottoir. Les franges de son foulard beige fouettent le dos de son t-shirt noir. J’aime son corps svelte et ses longs cheveux coiffés par le souffle du vent. Elle est tellement jolie… on dirait une surfeuse australienne. Ses yeux sont deux petites noisettes délicatement posées sur un discret tapis de son ; son nez droit bien qu’un peu long prolonge la ligne de son front ; quand elle sourit, ses lèvres dévoilent de mutines canines qui cherchent à suivre la même direction. Le grain de beauté qui trône sur sa pommette gauche lui donne un air de star de cinéma des années vingt. J’imagine ce que les gens pensent en la voyant… J’accélère le pas et reviens à sa hauteur. Sa main se blottit dans la mienne et son sourire me rassure un peu. On prend le métro.

Deux femmes avancent devant nous dans ce couloir qui n’en finit pas. Elles marchent lentement et parlent bruyamment, ignorant manifestement la foule qui nous entoure. J’arrive enfin à les dépasser, évitant de justesse la patte touffue d’un gros chien noir. Il est assis près d’un homme allongé sur des cartons. On distingue à peine son visage, caché sous une couverture qui le recouvre jusqu’aux chevilles. Les Rangers défoncées qui en dépassent ont l’air d’avoir vécu plusieurs vies avant la sienne. Immobile, il doit être ailleurs, loin des gens qui le frôlent sans le voir.

Il ne les voit pas non plus quand il ferme les yeux, il n’entend que le bruit de leurs pas. Les talons agressifs des femmes, le bruissement furtif des baskets qui foulent le béton, le tapotement léger des enfants qui reviennent de l’école… Il écoute les rythmes. Le matin, il entend les tambours et les percussions d’un bataillon militaire, quand les hommes costumés et les femmes apprêtées prennent d’assaut le métro pour être à l’heure au boulot. Plus tard, ce sont les battements confus des pas des touristes qui accompagnent le mélange de mille langues exotiques, pareil à un chant babélique… Vers midi, la valse rapide des étudiants et des salariés prend le dessus, répondant allègrement à l’appel du ventre. Puis les rythmes de leurs démarches s’estompent, composant peu à peu une berceuse nonchalante… C’est le moment propice pour dormir, avant que le ronronnement tranquille de l’après-midi ne cède le terrain aux piétinements nerveux de la foule, qui résonnent et se fondent en un grondement de tonnerre. Les coiffures des femmes se font moins nettes, les cravates des hommes se tiennent moins droites, et tous se hâtent de revenir sur leurs pas pour rattraper le temps perdu. Le soir, c’est la détente. Les dîners, les beuveries, et puis vers minuit débarque la jungle. Les excités, les cris, les insultes et les coups parfois. Le retour à la rue toujours, à une heure, quand le métro ferme ses portes.

On arrive sur le quai et je pense toujours à l’homme allongé sur les cartons. Je regarde autour de nous. Il y en a un autre, là-bas. Il occupe deux sièges accolés et s’est allongé en angle droit pour éviter les accoudoirs métalliques qui les séparent. Un groupe de jeunes attend debout, à quelques mètres de l’homme-zigzag. Ils rient en se bousculant et ont sûrement trop bu. Leurs propos stériles et bruyants m’irritent. Leur insouciance stupide m’exaspère.

Le métro arrive enfin. Alice s’engouffre dans la rame. Je la suis et me retrouve coincé entre elle, la porte et un homme au visage sévère qui se tient debout contre un strapontin. Je l’observe furtivement. Il tient une drôle de canne blanche avec un pommeau de la taille d’une petite orange qui lui arrive à hauteur d’épaule. Je lève les yeux et réalise qu’une paralysie fige son visage en un rictus menaçant. Nos regards se croisent et je reconnais une lueur familière au fond de ses yeux clairs. Pas de haine, plutôt une méfiance acquise par l’expérience, ou une forme de souffrance. Alice se serre contre moi et je me tourne dos aux gens qui nous poussent déjà pour sortir. La porte s’ouvre. La foule se rue dehors et nous presse contre l’homme qui n’a pas bougé tandis que le pommeau de sa canne m’enfonce le thorax. J’étouffe.

On sort à Austerlitz. Le temps d’une clope et le train part.

On est à peine installés qu’Alice lance sur un ton enjoué :

— Bientôt arrivés !

— Oui, enfin on a quand même trois heures de train, et il y a encore le bus après…

— Ah oui c’est vrai, j’avais oublié le bus… mais bon, dans cinq heures on est posés !

Elle et son optimisme… Quoiqu’il arrive, il faut toujours qu’elle positive. Elle écarte le présent d’un revers de manche, déjà projetée dans la perspective d’être arrivée. Les cinq heures d’inconfort et d’ennui qui s’annoncent n’altèrent en rien son enthousiasme, elle est bien trop occupée à voir les choses du bon côté. Tout a l’air si simple pour elle… c’est qu’elle croit encore que la vie est belle.

Parfois je fais comme elle, je mets mes pensées négatives de côté et je me laisse aller à apprécier des moments d’insouciance légère, de plaisirs partagés ou d’euphorie passagère. Des moments qui ne durent jamais très longtemps car je suis vite rattrapé par un sentiment d’imposture. C’est comme si je me mentais à moi-même, comme si je faisais semblant d’ignorer tout un pan de la réalité pour jouir d’un petit bonheur factice, nécessairement égoïste.

Mais je m’égare, et Alice attend une réaction de ma part. Pour ne pas miner sa bonne humeur je lui réponds avec conviction :

— Ouais, j’ai trop hâte qu’on soit posés. En tous cas, ça me fait plaisir de faire le trajet avec toi, c’est quand même plus sympa à deux.

— C’est clair, ça fait plaisir de prendre le train ensemble pour une fois ! dit-elle en se collant contre moi. Ça va faire du bien ces vacances n’empêche, j’en pouvais plus de Paris, ajoute-t-elle.

— Ouais y a vraiment trop de monde c’est pas possible. Le métro c’était horrible. Les gens, on dirait qu’ils trouvent ça normal. Ils sont là comme des veaux… je comprends pas comment ils font pour supporter ça.

— Hum, ils doivent s’habituer… Mais ouais là, c’était abusé. Ça doit être parce qu’on est vendredi, tout le monde part en vacances.

— On aurait dû partir demain en fait, on aurait été plus tranquilles.

— Ouais… mais bon au moins on est partis ! Et puis en Creuse on n’aura pas ce problème.

— C’est sûr…

J’aime pas parler dans le train, parce que tout le monde entend ce qu’on se dit et que j’ai pas envie d’emmerder les gens qui veulent être tranquilles. Je demande à Alice :

— Ça te dérange pas si je mate un truc ?

— Oh non vas-y fais-toi plaisir, j’ai pris un livre.

Alice sort un bouquin, enlève ses chaussures et se cale sur son siège comme si elle était à la maison. J'ouvre mon ordinateur, j’enfile mes écouteurs et je lance une vidéo pour me donner une contenance.

Je ne peux pas m’empêcher de surveiller les gens autour de nous du coin de l’œil. Quelques rangées de sièges devant nous, un petit garçon crie depuis plusieurs minutes… Sa mère crie encore plus fort qu’il doit arrêter de déranger les gens. L’argument ne prend pas. L’enfant semble décidé à tous nous faire bien chier. Alice est plongée dans sa lecture… Je me demande vraiment comment elle peut faire abstraction à ce point du monde qui l’entoure.

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