Partie 16

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Une semaine plus tard, le Cirque des Monstres leva le camp. Les caravanes et les camions s'éloignèrent vers le sud, roulant vers leur prochain spectacle ; on pouvait voir, à travers leurs lucarnes, des visages difformes empreints de tristesse.

Des semaines passèrent, puis des mois.

L'été s'envola comme un papillon, chassé par les feuilles mortes ; et bien vite, celles-ci disparurent elles aussi, laissant la place à la neige. Le temps s'arrêta pour une saison, figé sous la poudreuse scintillante. Puis l'hiver commença à fondre, à se déliter sur les jeunes pousses, au rythme des pleurs de Zabeth et de Madeleine. Enzo n'avait pas donné signe de vie.

Il en fut de même l'année suivante. Puis l'année d'après.

Jour après jour, son souvenir refroidit dans les cœurs de son ancienne famille ; comme une braise, timide et rougeoyante, qui s'éteignait petit à petit.

Une autre année passa.

Puis une autre.

Et peut-être une autre encore, jusqu'à ce que plus personne, parmi les monstres du cirque, ne se demande quand il reviendrait.

Aucun ne pouvait deviner qu'Enzo, terrifié à l'idée d'errer parmi les humains, n'avait quasiment pas bougé.

Immobile, solide comme un roc, il se tenait assis bien droit au pied de son immeuble. Le visage dans l'ombre de sa cape, il observait les passants à longueur de journée. Lorsque des familles le regardaient, il faisait un signe à Cerberus et le molosse se mettait à tourner sur lui-même, à dresser ses cent-trente kilos vers le ciel, à faire des bonds en défonçant le goudron ; puis il jouait un peu avec les enfants. Enfin, suivant un schéma mille fois répété, il prenait dans sa gueule la boîte de conserve posée devant Enzo et allait faire la quête. Quelques pièces tintaient contre le fer, faisant miroiter l'espoir dans le regard du mendiant. Il faisait les comptes, confiait quelques pièces au molosse ; celui-ci allait recharger ses batteries et lui ramenait du pain, ou parfois des restes de poisson.

La nuit, durant ces heures désertes où chacun dort chez lui, Enzo étirait son grand corps et marchait dans les rues, errait le long des maisons muettes. Silencieux, Cerberus le suivait comme un spectre. Dans ces instants volés, son maître pouvait s'imaginer, parfois, que rien n'avait changé, et qu'à son retour au campement Madeleine et les siamois allaient lui faire la fête. Mais trop d'images douloureuses lui revenaient, tambourinaient sous son crâne, et il enterrait vite ces pensées sacrilèges.

Il n'avait pas abandonné. Il allait devenir humain.

La journée durant, le cœur pourri de honte sur son trottoir, il fixait la devanture avenante du bureau de tabac ; juste en face de lui, celui-ci étendait ses mensonges colorés, ses mensonges photographiques, sur des pages et des pages. Depuis plusieurs années, la mode était à la chirurgie. Des slogans séduisants, des Avant - Après s'étendaient en grosses lettres sous les yeux émerveillés d'Enzo. Lorsque ses membres étaient gourds à force d'immobilité, lorsqu'il perdait espoir devant les pièces jaunes qui gonflaient ses poches, il portait le regard sur cette vitrine. Il s'emplissait de son rêve, jusqu'à ne plus respirer que ça. Des visages fripés regagnaient leur jeunesse ; de tristes laideurs éclataient soudain de beauté. Les cheveux s'allongeaient, la couleur des yeux se métamorphosait, dans une valse étrange qui changeait les corps et les visages. Aucun de ces êtres pâles et longilignes n'en avait réellement besoin, mais tous en avaient les moyens, et cette ironie cruelle faisait pleurer l'homme-lion.

En cinq ans de famine, il avait amassé le tiers de ce qu'il lui fallait.

Parfois, des bandes d'adolescents venaient se moquer de lui ; ils riaient à distance, loin de Cerberus. Silencieux, figé dans l'ombre de sa cachette, Enzo pensait aux années où un seul de ses regards les aurait réduits au silence.

Mais il n'était plus temps pour la bête magnifique. La bête était morte. Réduite en charpie à l'intérieur de lui. Il l'écoutait pourrir, se décomposer entre ses côtes ; il attendait ce jour où elle disparaîtrait, où on ne la verrait plus dans ses yeux. Où on n'y verrait plus qu'un homme.

Une humanité aussi pure que celle des gens là-dehors, que celle des photos dans les magazines.

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