Partie 17

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Un jour, en plein été, quand le soleil cuisait le goudron et chassait les humains moites derrière l'obscurité de leurs volets, ses tourmenteurs habituels revinrent le narguer. Cerberus était couché sous un porche, sa carlingue aveuglante de lumière, ses ventilateurs en passe de surchauffer. Il faisait le mort pour mieux renaître ensuite.

Les jeunes en profitèrent, volèrent la boîte de conserve d'un bond très vif, comme s'ils craignaient que le mendiant leur saute à la gorge. Ils n'auraient pu être plus près de la vérité. Mais Enzo ne fit pas un geste ; ç'eût été dévoiler ses avant-bras noirs, au pelage ombré de sueur. Les gamins secouèrent la boîte, firent tinter les piécettes, attendant qu'il réagisse, qu'il se montre. Mais il ne bougea pas.

– Il a pris racine, depuis le temps qu'il est là ?

– On dirait bien. Ah, qu'est-ce qu'il pue !

– Quelqu'un a un sécateur pour le SDF ?

Leurs rires se déversèrent autour de lui ; le cœur mordu de peur, tous ses muscles contractés, Enzo fixait la boîte comme s'il allait la ramener à lui par la seule force de son regard.

L'un des adolescents renversa le contenu au sol ; des dizaines de rondelles arrosèrent le goudron, roulèrent jusqu'à la route, jusqu'au caniveau.

– Non ! rugit Enzo.

Une journée entière, perdue en cinq secondes.

– Oh ben les mecs, il a bougé !

Une main fébrile agrippa la cape d'Enzo, et la tira très vite en arrière. L'homme-lion cligna des yeux dans la lumière aveuglante, se débattit pour remettre la main sur le vêtement ; mais il était trop tard.

Tout se passa très vite. Il y eut des cris, et un clin d'œil la bande d'adolescents était en fuite. Affolé, Enzo crut que la vision de son visage les avait terrifiés ; mais il comprit l'instant d'après qu'on était venu le défendre.

– C'est ça, dégagez, bande de nuls !

À quelques mètres, une jeune fille aussi efflanquée d'un chien errant soupesait des cailloux dans sa main, avec un air de défi qui aurait prêté à rire si Enzo en avait été capable. Il remit compulsivement la cape sur lui et se recroquevilla dessous, les yeux fixés sur sa sauveuse. Elle s'approcha de lui, dépourvue de peur, s'accroupit pour ramasser les dizaines de piécettes éparpillées partout.

– Laissez, dit-il d'une voix rauque qui n'avait plus servi depuis bien longtemps. Vous n'êtes pas obligée de faire ça.

L'inconnue continua sans mot dire, le geste vif, la détermination brillant dans ses yeux noisette. Elle avait un joli visage, la peau abîmée par l'adolescence, avec une certaine dureté dans ses traits. Quelque chose, comme un écho oublié, tinta dans la mémoire d'Enzo.

– On n'est jamais obligé de rien faire, dit-elle enfin, toujours affairée à remplir la conserve. Je passais par là, c'est tout.

Son regard sombre se leva enfin vers celui qu'elle aidait ainsi. La tendresse qui y brillait, incongrue, poinçonna les yeux doubles d'Enzo, ses iris d'or et de ciel, et alla se ficher droit dans son cœur.

– Vu que vous portez des habits, maintenant, ben la prochaine fois sortez votre ceinture et étranglez-en un avec, ça devrait faire l'affaire.

Il y eut un silence.

La jeune fille sourit, un sourire fugace qui illumina son visage ; le cœur d'Enzo se réchauffa d'un coup. C'était elle.

– Votre clebs, là, il a besoin d'être au frais.

Elle se releva et lui tendit une main. Muet, Enzo y posa sa grande patte noire, doucement, et chacun nota les cicatrices qui ornaient le poignet de l'autre.

– Vous n'avez qu'à venir, si vous voulez.

C'était vraiment elle. Et dans le reflet de ses yeux émerveillés, Enzo ne vit pas un monstre émacié et crasseux. Il vit une force colossale, au manteau noir auréolé de grandeur.

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