Partie 6

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– Parce que toi, tu leur es largement supérieur et que ça, tout le monde le ressent jusque dans ses os !

Il cligna des yeux à nouveau, déglutit une fois, deux fois, trois fois en essayant de chasser l'énorme boule de chagrin qui grossissait dans sa gorge à vue d'œil.

– Arrête d'essayer de me consoler.

– Mais bon dieu ! Tu as vingt-deux ans et des foules énormes qui viennent se prosterner à tes pieds ! Pourquoi tu veux t'habiller ? Pourquoi tu veux cacher ça ? s'énerva-t-elle en désignant son corps sculptural.

Rouge de honte sous son pelage, il fixa le mur derrière elle.

– J'ai l'impression d'être un pervers, Madeleine.

– Un… (Un rire incrédule lui monta dans la gorge.) Attends, quoi ?

– Non mais sérieusement, je me balade à poils tout le temps, je suis le seul ! Même Odie, dans son numéro d'homme-singe, est habillé ! Pourquoi moi je n'y ai pas droit ?

Elle recommençait à rire, et cette innocente dérision face à son malheur lui fit encore plus mal que la première fois.

– Parce que je suis un animal, c'est ça ? On n'habille pas un animal ! Regarde ! Tu m'as vu habillé et tu as ri tout de suite ! Comme si j'étais l'un de ces caniches à qui on met des gilets pour amuser la galerie.

Le venin lui venait par giclées, à présent, et il crachait toute sa bile en espérant vider ainsi la boule toujours dure dans sa gorge. Sans succès.

– Même pour toi, je suis un caniche ! Même pour Anatole ! Mon numéro, c'est juste une cage et de faux coups de fouets, histoire d'enfoncer le clou davantage !

Le rire déserta le visage de Madeleine et elle voulut dire quelque chose, mais il la coupa très vite.

– Laisse tomber. Toi t'es très bien comme ça, avec tes petites robes à froufrou et ton décolleté dans lequel louchent tous les hommes du public. Ça m'étonne pas que tu puisses pas comprendre.

Au moment où ces mots sortaient de sa bouche, il comprit qu'il était allé trop loin et tenta désespérément de les rattraper, de les renfoncer au fond de ce larynx d'où ils n'auraient jamais dû sortir.

Trop tard.

Le minois de la jeune fille s'était déjà fermé, comme jamais auparavant.

– Je… tenta-t-il mais cette fois c'est elle qui lui coupa la parole.

– C'est bon, j'ai compris.

Ses mains chaudes lâchèrent ses épaules, elle manœuvra un demi-tour rendu difficile par les meubles qui encombraient la caravane. Il tendit les bras pour l'aider, comme à son habitude, mais elle le repoussa d'une tape comme une mauvaise guêpe.

– C'est bon, laisse tomber j'ai dit ! Continue de croire que tu es profondément à plaindre et que nous, ah ! Nous, comme on nous qualifie d'humains, on est favorisés. Ben voyons !

Elle boita pour rejoindre la porte, coudes appuyés sur la commode, sa jolie taille cambrée à son maximum. Une larme perla entre les cils d'Enzo lorsqu'il réalisa qu'il ne pourrait pas la retenir.

– Madeleine…

– Non, non, là j'en ai assez entendu. Tu sais quoi ? Si tu on échangeait de corps ? Hein ? Ça te plairait ? Je te file ma poitrine et mon décolleté, puisqu'ils ont l'air de te plaire, et tous mes vêtements, et surtout, surtout, mon handicap. Vas-y ! Prends-les ! Prends-tout ! Et moi, je prends tes muscles en bonne santé, ta liberté, ta force et ta réputation. Tu veux que je te lise ce qu'il y a écrit sur la caravane ? Tu veux que je te le lise ? Hein ?

– Je…

À présent sortie en plein air, sa silhouette se dessina à contre-jour sur l'horizon flamboyant. Le vent tourmentait ses jupons et ses cheveux, et les rubans sages qui y étaient noués ; Enzo, comme aimanté, s'encadra à son tour dans l'ouverture encore trop petite pour lui, et découvrit son visage déformé par le chagrin. Son cœur se brisa face à cette vision, face à cette Madeleine qu'il ne connaissait pas.

– Je vais le lire ! Regarde ! Je lis ! hurla-t-elle, comme possédée, en brandissant une main vers l'enseigne de la caravane. Enzo le Magnifique ! Enzo, le Magnifique ! Tu veux que je le répète une troisième fois, ou ça suffit comme ça ? Le Magnifique, bon sang !

Aussi faible qu'un nouveau-né, profondément dévasté, l'homme au mufle de lion resta muet.

– Non ? pleura-t-elle encore. C'est bon, tu as compris ? C'est un cirque de monstres, enfin ! Nous sommes tous laids, déformés, ridicules ! Sauf toi ! Alors ne gâche pas ça avec des habits débiles.

Elle s'éloigna de son pas gracieusement contrefait, laissant le cœur d'Enzo cloué à la porte par ses mots plus acérés que des lames.

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