Partie 7

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Après le spectacle, qui avait pris place dans le même auditorium que la veille, tous se retrouvèrent comme à l'accoutumée devant un grand feu de joie. Les ombres dansaient entre les caravanes, les rires s'entrechoquaient et les circassiens gesticulaient sur les vieilles chaises de jardin. Enzo, assis à même le sol entre les siamois bavards et le chien Cerberus, ne pouvait empêcher son regard de dériver vers Madeleine. En face de lui, loin derrière les flammes, la lumière rougeoyante dansait sur ses traits, sculptait ses sourcils épais, ses yeux rieurs et son nez pointu. L'homme-bête s'abîmait dans sa contemplation, jusqu'à en oublier les mots de la troupe autour d'eux. Elle finit par s'en rendre compte. Alors qu'il s'attendait à un regard furibond, elle lui offrit le même sourire joyeux qu'à son habitude. Il comprit alors qu'elle avait décidé d'enfouir leur dispute tout au fond de sa mémoire.

À la fois mortifié et profondément soulagé, il lui rendit timidement son sourire. Elle lui jeta un pop-corn à travers le feu ; le grain soufflé rebondit sur son museau et il l'attrapa d'une langue habile, sous les éclats de rire de la troupe. Madeleine avait toujours su atteindre sa cible, qu'il s'agisse de son cœur ou de sa gueule de lion.

À ses pieds, l'énorme cerbère mécanique se roulait sur le dos, quémandant des caresses ; Enzo les lui offrit de bon cœur, grattant ses trois gorges couvertes de plastique, flattant son échine dentelée.

Le bonheur débordait de son cœur, au milieu de cette famille étrange qu'ils avaient construite tous ensemble ; mais comme une ombre qui rôdait quelque part dans sa poitrine en attendant de revenir le hanter, il sentait la peur, sa peur des gens qui régnaient là-dehors. Et cette honte qui ne le délivrait de ses griffes que lorsqu'il se trouvait au milieu des siens. Il aurait tout donné pour en être délivré. Absolument tout.

Il baissa le regard, se perdant dans les yeux rouges et luminescents de Cerberus.

Le chien de métal se serait-il senti étranger au milieu d'une meute de ses congénères ? Lui qui était plus lourd, plus fort, plus intelligent ; mais si froid et terrifiant aux yeux des inconnus.

Cerberus imita un halètement à la perfection, avant de lécher la grande main d'Enzo de sa langue en silicone. Celui-ci soupira en réalisant qu'il n'aurait sans doute jamais la réponse à cette question.

Car le cerbère, comme chacun des monstres qui vivaient ici-bas, ne se mêlait jamais au monde extérieur, et ne semblait nullement attiré par lui.

– Je voudrais porter un costume.

Ebahie, la vieille Zabeth écarquilla les yeux. Puis elle fit mine de se replonger dans ses comptes, mais Enzo plaqua ses mains sur le bureau et se pencha à son niveau. Aimantant irrésistiblement son regard.

La vieille femme abandonna sa mine sévère et haussa les sourcils.

– Un costume ? Toi ?

– Oui.

– Mais tu joues justement la bête. On ne peut pas te faire porter de costume, ça ne fonctionnerait pas. Et depuis quand tu t'habilles ?

Encore cette phrase. Insupportable.

– D'accord, gronda-t-il en essayant de cacher à quel point sa nonchalance le blessait. Mais alors, je veux des habits à ma taille, pour arrêter de me balader comme ça en journée. Et je resterai nu sur scène. Ça te va ?

Zabeth joignit les mains et y appuya son menton duveteux, indécise.

– Tu as des idées étranges, cariño.

Il faillit exploser mais elle ajoutait déjà :

– Explique-moi. Jusqu'à maintenant, ça ne te dérangeait pas de te promener dénudé. Ça te paraissait même logique, comme à nous tous. Qu'est-ce qui a changé ?

Enzo cligna des paupières et se redressa de toute sa stature, avant de tourner les talons.

– Peut-être que je n'ai plus envie d'être la bête.

Il sortit, laissant sa mère adoptive perplexe à son bureau.

– Désolée, Zabeth, murmura-t-il une fois dehors, inspirant à pleins poumons l'odeur de l'herbe grillée par le soleil. C'est comme ça. Je n'arrive pas à mettre des mots dessus.

Il descendit du perron branlant de la caravane ; les trente degrés qui régnaient au dehors embrasèrent son pelage noir, brûlèrent sa peau à travers cet écran de poils inutile.

– Hé, Enzonounet ! Ça te dit on fait un foot ?

Les siamois l'attendaient, un vieux ballon à moitié dégonflé sous le bras, aux côtés de Marcelline, la jeune naine, et d'Odie l'homme-singe.

Assise non loin dans une position qui aurait donné des sueurs froides à n'importe quel humain normalement constitué, Madeleine observait la scène, un grand chapeau de paille ombrageant ses traits ; Cerberus était couché à ses pieds. La poitrine de l'homme-bête se gonfla de bonheur face à son petit monde plein de tendresse ; l'espace d'un instant, un minuscule instant, s'évanouirent la peur et la honte qui ne quittaient jamais ses entrailles.

– Quoi ? lança-t-il, goguenard. Vous voulez encore perdre ? C'est Marcelline qui sert de ballon cette fois ?

La minuscule créature – du haut de ses quatre-vingts centimètres, elle lui arrivait à peine aux jarrets – vola le ballon aux garçons et le jeta vers Enzo avec une force surprenante. L'objet s'écrasa contre son front, se dégonfla dans un bruit ridicule ; il finit par tomber au sol comme une vieille chaussette. L'homme-bête le regarda un moment, nonchalant, n'ayant pour ainsi dire rien senti.

– Ça sonnait creux, commenta Madeleine dans un grand sourire. Tes deux neurones sont partis en vacances ?

Enzo feula comme le tigre dont il tenait son mufle, projeta sa masse spectaculaire à travers le gazon ; il saisit la jeune fille à bras-le-corps et la jeta sur son épaule avec la grâce d'un porteur de patates.

– Ah ! Malappris ! Lâche-moi ! hurla-t-elle, le souffle coupé par son fou rire. Mes braves, qu'attendez-vous pour venir me chercher ?

Enzo mugit de détresse, bientôt submergé par une vague de preux chevaliers. Un instant suspendus entre ciel et terre, ils s'écroulèrent au sol dans une explosion de cris et de rires, dans un grand tas de corps grotesques qui s'agitaient aux yeux de tous sans honte aucune.

– Hé le moche ! Vire ta grosse paluche de mes fesses !

– Tes fesses ? Faudrait déjà que t'aies du gras dessus, tiens !

– Ah, tu pues le bouc Enzo, c'est pas possible !

– Vraiment ? Tu veux que je te dise ce que mon odorat…

– Tsss !

– … mille fois plus puissant que le tien perçoit quand tu agites ton postérieur sous mon nez comme maintenant ?

– Oh non, Madeleine, baisse ta robe, baisse ta robe ! Je veux pas voir ça !

– T'as qu'à fermer les yeux, crétin que tu es, va !

– Pimbêche !

– Gros balourd !

Debout sur le seuil de la caravane, Zabeth contemplait la mêlée, un sourire aux lèvres. Mais ses yeux restaient soucieux.

Son Enzo était en train de changer, et elle savait d'ores et déjà qu'elle n'allait pas aimer ce qu'il s'apprêtait à devenir.

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