Partie 5

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Le soir même, alors qu'il se préparait dans le secret de sa caravane juste avant le spectacle, l'homme-bête entendit frapper à sa porte.

– Qui c'est ? ronchonna-t-il avant que les gonds ne soient littéralement pulvérisés. Hé là, on se calme !

Une bouille d'adolescente s'encadra dans l'ouverture, sur fond de soleil couchant. Elle paraissait minuscule dans l'encadrement conçu pour la stature d'Enzo. Une frange sage et bien coupée bouclait sur son front, avant de déployer de longues mèches châtain qui coulaient sur sa poitrine avec élégance. Comme toujours, elle était vêtue à la mode d'autrefois, contrairement à tous les autres monstres qui adoraient se farder d'effets lumineux et autres costumes contemporains.

– Madeleine ? J'aurais dû m'en douter, grommela Enzo en essayant de retenir le sourire amusé qui étirait sa gueule malgré lui. Est-ce qu'un jour tu pourras entrer sans défoncer ma porte ?

Puis il se souvint de l'accoutrement qu'il venait d'enfiler, et recula précipitamment vers sa penderie comme pour y disparaître.

– Je t'aime trop pour ça, tu sais bien, répliqua-t-elle en s'aidant de ses bras musclés pour pénétrer dans la caravane.

Madeleine souffrait d'une malformation des plus étranges, comme si la nature, penchée sur son corps trop gracieux, avait décidé d'y mettre son grain de sel. Et quel grain de sel ! Ses genoux pliaient vers l'arrière, comme montés à l'envers. Cela distordait curieusement sa silhouette, tant elle semblait montée sur échasses ou sur jarrets de gazelle. Enzo, qui n'avait aucun mal à se déplacer sur ses pattes de taureau, constatait chaque fois amèrement combien le sort avait été cruel avec son amie. Incapable de monter des escaliers ou de se déplacer vite, son équilibre semblait toujours précaire ; elle s'aidait de ses bras et de ses coudes pour progresser sur terrain difficile, marchant souvent à quatre pattes. Lorsqu'elle se tenait droite, sa taille fine se cambrait à l'extrême pour l'empêcher de tomber. Le public raffolait de ce port de tête orgueilleux. Tout comme Enzo. Mais en digne individu mâle avare de compliments, il ne l'aurait jamais admis.

Elle poussa soudain une exclamation ahurie, et l'homme-bête, mortifié, comprit qu'elle avait remarqué son manège. Il tenta désespérément de disparaître dans un trou de souris, en vain.

– Mais tu…

Elle éclata de rire, transperçant son cœur de mille aiguilles, faisant naître une honte terrible au creux de son ventre.

– Sérieusement, Enzo ? réussit-elle à dire malgré son fou rire. Depuis quand tu t'habilles ?

Yeux baissés, il tira sur la chemise qu'il avait récupérée dans les vieux costumes de Zabeth, alors qu'elle avait le dos tourné, et qu'il avait réussi à enfiler au détriment de la plupart des coutures. Comme si en détendre le bord fripé allait, dans un coup de baguette magique, le transformer en prince bien mis.

– Je… Je voulais juste voir. Essayer un coup.

Ses joues brûlaient sous son pelage noir. Pourquoi était-elle obligée de rire ainsi ? Pourquoi ? Il se sentait plus misérable que jamais.

– Mon dieu, dit-elle d'un ton malicieux. Si tu veux passer pour un gentleman, la prochaine fois, prends au moins des habits à ta taille !

– Ça n'existe pas, les habits à ma taille ! rugit-il, lèvres relevées sur ses canines dans un rictus de bête fauve.

Au bord des larmes, la gueule tordue par la honte, il se débattit fébrilement avec la chemise et le vieux pantalon de torero d'Anatole, avant de les arracher d'un coup sec.

Subitement craintive, consciente qu'elle ne l'avait jamais vu dans un tel état, la jeune fille fit quelques pas de sa démarche dansante. Elle ficha ses yeux gris argent dans ceux du colosse, qui détourna la tête.

– Enzo, dit-elle doucement. Ça ne va pas ?

– Mais non, ça ne va pas ! rétorqua-t-il, tremblant de fureur. Regarde-moi bon sang ! Regarde-moi ! J'ai vingt-deux ans et la planète entière me considère comme un monstre inculte ! Putain !

Elle posa les mains sur ses épaules musculeuses, avec une délicatesse qui le statufia littéralement.

– Où est le problème ? Tu parles de ces gens qui se gavent de programmes débiles à la télé, et qui ont le cerveau pourri de logiciels ! S'ils viennent nous voir, c'est pour les sensations fortes mais aussi parce qu'ils ont besoin de se sentir supérieurs à nous. Mais ça ne marche pas avec toi. Et tu sais pourquoi ?

Il cligna des paupières, le menton toujours haut, mais les yeux baissés vers son visage afin de ne pas perdre une miette de la tendresse qui y était inscrite.

– Non.

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