Partie 4

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Histoire de calmer ses nerfs avant d'aller affronter Zabeth, Enzo ne se dirigea pas vers sa petite caravane, mais vers les fourrés qui entouraient le campement.

– Hé ! Enzo ! Enzo !

Il consentit à tourner une oreille vers les siamois qui sautillaient derrière lui.

– Enzonounet ! renchérirent-ils de leur double voix pleine de gaieté.

– Un problème, les mecs ? soupira-t-il en se tournant enfin vers eux.

Il ne put empêcher un sourire de venir déformer ses lèvres léonines, face à la vision cocasse des deux têtes des jumeaux plantées sur leur corps unique.

– Où tu vas ? C'était bien, ton numéro ? Ils étaient contents ?

Outre leur âge qui faisait d'eux les benjamins du spectacle, Léo et Edmond avaient comme trait principal d'être obnubilés par la satisfaction du public. Ils reniaient absolument cette époque faite de réseaux virtuels et d'intelligences artificielles ; sortant toujours de leur numéro ivres de rage lorsqu'ils captaient, dans les spectateurs, des gamins de leur âge scotchés à leurs écrans lumineux, ou occupés à les prendre en photo plutôt qu'à profiter du spectacle.

En matière de modernité, les jumeaux toléraient seulement Cerberus, le molosse cybernétique à trois têtes qu'avait commandé Anatole six mois auparavant, et qui s'avérait tout aussi adorable qu'un chien ordinaire, malgré ses cent kilos supplémentaires.

– Il était comme d'habitude, grommela Enzo d'un ton bourru. J'ai étranglé un type et ils ont adoré ça.

– Super, alors ! s'enthousiasmèrent les garçons en se tapant dans la main mutuellement. Tu vas où, là ? On peut t'accompagner ?

Leurs yeux bruns, extrêmement vifs, miroitaient d'admiration face à leur idole de toujours.

Malheureusement, Enzo se retrouvait dans l'obligation de leur mentir. Personne ne devait savoir que parfois, il quittait le camp et allait errer dans la ville ou la campagne. Chose formellement interdite à tous les monstres de la troupe.

– Je vais pisser. Je vous déconseille de m'accompagner si vous ne voulez pas finir noyés.

Les siamois éclatèrent d'un grand rire, et l'homme-bête en profita pour se carapater.

Il erra un moment à la lisière de la ville, dans ces banlieues minuscules empêtrées de campagne, évitant toute présence humaine. Il savait, à force, comment les gens de l'extérieur réagissaient face à lui. Et depuis tout petit, Enzo était saisi d'une gêne énorme dès lors qu'il se promenait en public ; ce corps immense, qui surplombait les hommes les plus grands et suscitait la fascination, son possesseur ressentait toujours l'envie de le diminuer, de le cacher, de couvrir sa nudité de vêtements. De quitter la bête pour se rapprocher de l'homme.

Au détour d'une petite rue déserte, sur laquelle tombait doucement la nuit, il entendit des cris et observa, de loin, un groupe de fillettes en humilier une autre. Ses yeux perçants détaillèrent son visage ; un petit minois grêlé, disgracieux, avec un nez trop long, et de jolis yeux noisette. Quelque chose, dans son expression dure et silencieuse d'enfant habituée aux mauvais traitements, lui rappela les siamois lorsqu'ils étaient arrivés au cirque.

Avant même de pouvoir réfléchir à ce qu'il faisait, Enzo se remit en marche et foula le trottoir en béton, faisant craquer ses miettes sous ses sabots lourds.

Nonchalant, il se posta à dix mètres des fillettes, les mains dans des poches imaginaires et son regard de braise braqué sur leur petit groupe.

– Le… le… le… bégaya une petite blonde en pointant un doigt tremblant dans sa direction.

– Le, le, le, singea-t-il de sa voix grave.

– L'homme-bête ! hurla une petite brune jusque-là occupée à pousser sa victime qui était tombée par terre.

Le troupeau d'enfants se resserra comme un groupe d'oisillons tremblotants.

– Dégagez, dit seulement Enzo en s'approchant encore de ses longues foulées.

Regard empreint de terreur, les fillettes – qui n'avaient sûrement pas eu le droit de venir au cirque avec les autres – partirent en courant sans demander leur reste.

Restée seule, l'enfant au regard dur se releva, épousseta sa robe trop grande pour elle, avant de lever le menton et de soutenir le regard d'Enzo. Surpris, celui-ci eut un sourire amusé ; il pencha son immense carcasse, ramassa le cartable renversé à terre, et s'appliqua à tout remettre dedans.

– Vous êtes pas obligé de faire ça.

La fillette lui prit sa trousse des mains, bourra le sac et le mit sur l'épaule.

– On n'est jamais obligé de rien faire, commenta-t-il, toujours baissé à sa hauteur. Je passais par là, c'est tout. La prochaine fois, sors ta ceinture et étrangles-en une avec, ça devrait faire l'affaire.

Elle hésita un bref instant, puis un grand sourire éclata soudain sur la petite figure, illuminant ses yeux comme cela ne devait pas arriver souvent. Enzo capta enfin, tout au fond de ce regard, le respect et l'admiration qui y étaient présents depuis le début.

– Merci du tuyau, dit-elle seulement. J'aimerais bien être comme vous.

Elle tourna les talons, le laissant ébahi, et s'éloigna dans la rue d'un pas vif, dansant dans les vapeurs du goudron chaud. Avant de se retourner une dernière fois vers lui et de lui crier :

– C'est rigolo, je pensais pas que vous pouviez parler !

Et la joie énorme qui venait d'éclore dans le cœur d'Enzo s'éteignit d'un seul coup, comme une chandelle mouchée.

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