I.

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Lorsque Maître Bronulf convoqua Antranik, celui-ci était connu pour être un larron d'expérience. Il avait volé, pillé, cambriolé, trafiqué, escroqué, pratiqué l’usure, triché aux dés, rogné de la monnaie, fomenté des coups d'état, contrefait des reliques magiques, organisé des courses d'autruches truquées ou déterré des cadavres pour les revendre en petits morceaux à des alchimistes véreux. Partout dans le Nord, ses qualités de maître ès filouterie étaient connues et reconnues, on aurait pu dire d'une certaine manière que sa réputation était excellemment exécrable.

Après avoir fait introduire Antranik dans son cabinet de travail, le riche marchand cala ses bourrelets dans un opulent fauteuil et narra l'histoire de Belvézère, le chevalier-philosophe que le larron écouta, concentré, en tournicotant les longs poils torsadés qui émergeaient en touffes conquérantes de sa tunique.

Il faut dire en préambule que Belvézère ne possédait de chevalier que le nom puisque d'une part, les chevaux avaient disparus de Glempyrion depuis des siècles, depuis la fin de l'Empire plus exactement, et que d'autre part, à l'époque, Belvézère n'avait rien du preux chevalier des légendes. Au contraire c'était un pillard, cruel et mauvais. Un jour qu'il se reposait assis sur la tête tranchée d'un archiviste après le pillage d'une bibliothèque, il ramassa un bout de parchemin qui trainait là. C'est ainsi qu'il découvrit la philosophie antique. À son grand étonnement, ce qu'il trouva dans ce bout de papier l'intéressa. Il se prit de passion pour les penseurs de l'époque impériale. Progressivement, il se désintéressa des pillages, massacres et autres viols. Ses compagnons d'armes le crurent malade, déprimé, vaincu par la bile noire. Il n'en était rien, au contraire, Belvézère n'avait jamais été aussi apaisé et heureux. Il devint un grand connaisseur des philosophies antiques, si nombreuses et contradictoires, complexes et cryptiques, et finalement, il jeta son dévolu sur l'une d'elle : le Totoïcsisme. Il l'adopta. Mieux, il la prêcha. Lui, qui auparavant montait fièrement son poulet géant recouvert de sa miroitante armure cloutée, se mit à arpenter la campagne seulement vêtu d'une tunique de coton, de sandales grossières et d'un bonnet informe, s'aidant seulement d'un bâton de marcheur. Il s'asseyait sur les marchés et discutait avec les villageois. Bien vite, il eut des acolytes. Un seigneur de guerre quelconque estima qu'il était subversif et se mit en tête de lui trancher le cou. Belvézère jugea opportun de s'enfuir et de traverser le Marais-mouvant, qui coupe le continent en deux, pour passer dans le Sud. Là, il se dirigea droit vers l'ouest où il s'installa dans une vallée reculée pour mettre en pratique ses principes. Et puis, il mourut.

Le temps a passé mais sa communauté existe toujours, poursuivit maître Bronulf. Ils se comportent tous selon un principe premier, simple et basique : chacun vit sans désir. Par désir, il faut entendre désir matériel et superflu. Personne ne veut plus que ce dont il a besoin, que cela soit de biens, de gloire, de femmes ou de pouvoir. Chacun se contente de ce qu'il a, et s'en porte très bien.

— Quelle horreur ! s'exclama Antranik en s’arrachant un poil du torse.

— Si fait. Vous vous rendez bien compte que si une pareille pensée venait à se répandre, elle aurait tôt fait de ruiner tout commerce.

Maître Bronulf continua en expliquant que les habitants de la vallée sont répartis en trois villages. Ce sont des bergers paisibles et abouliques. Ils pratiquent également la cueillette, chassent de temps en temps, cultivent un peu la terre, et vivent en paix, chacun s'astreignant à ne rien vouloir de plus que ce qu'il n'a. On les appelle les Adésirants, littéralement « ceux sans désir », et la vallée se nomme Adésirata.

— Voilà ce que j’attends de vous, dit maître Bronulf en avançant son épais visage.

Sa voix s’était faite impérieuse, ses yeux durs, jusqu’à ses bajoues pleines de graisses si promptes à ballotter s’étaient comme figées.

— Je veux que vous fassiez disparaitre la communauté d’Adésirata. Oh, pas instantanément, pas bruyamment, mais j’attends de vous que vous trouviez une manière de la déliter.

— Je comprends, fit Antranik en lissant un poil, louer des mercenaires représente un coût certain, qui est à la hauteur des incertitudes liées à la traversée du Marmouv’.

— Je sais que le Marais-mouvant est dangereux. Tenteriez-vous déjà de négocie, Antranik ?

— Nenni, je gagne du temps. Trouver une solution à pareille difficulté mérite réflexion.

— Voilà une pièce d’argent pour réfléchir. Revenez demain, à la même heure.

Antranik s’empara du bout de métal, le mordit puis, l’ayant empoché, il s’en alla en pensant aux bières qu’il pourrait se payer. Le jour suivant, le larron revint avec un stratagème qu’il présenta d’une voix calme et assurée, en se caressant l’épaisse toison qui couvrait sa poitine.

— La vallée est perdue dans un recoin du Sud, si bien que la communauté d’Adésirata vit dans un isolat parfait. Leur philosophie n’est jamais confrontée à d’autres pensées, d’autres manières de vivre, d’autres envies. Comme les habitants vivent dans une autarcie fruste et frugale, je les comparerai à des bovins s’extasiant devant leur champ. Ou alors imaginez des hommes face au mur d’une caverne et ne connaissant de l’extérieur que les ombres que le soleil projette. Cette méconnaissance du monde conduirait à…

Devant la bouche béante du marchand, ses bajoues hébétées, Antranik arrêta sa phrase pour revenir à des propos plus simples.

— Ce que je veux dire, c’est qu’ils aiment ce qu’ils ont car ils ne connaissent rien d’autre. Je suggère donc de leur proposer le luxe.

— Peuh, d’autres ont essayé, mais ces crétins d’Adésirants sont restés de marbre devant les richesses proposées. De toute manière, ils n’ont rien à échanger. Uniquement quelques peaux de chèvres et des morceaux de bois grossièrement sculptés.

— Certes, mais pour ma part j’escompte leur proposer du luxe à vil prix.

Les bajoues du marchand furent secouées d’incompréhension mais dans un recoin de son œil, une lueur d’excitation pétilla. Antranik détailla son plan, en caressant sa touffe de poils fétiche : il se rendrait dans la vallée d'Adésiderata avec trois portefaix, chacun d'eux ayant un ballot de tissus. Deux contiendraient du coton ordinaire et grossier, quand l'autre serait rempli de soie. La caravane rendrait d'abord visite à tous les villages, montrant les tissus, leur proposant de leur vendre dans un futur proche, chacun des ballots ayant, et là était la subtilité, un prix identique. Puis, ils repasseraient mais sans faire monter le prix du ballot de soie, qui serait sans doute le plus demandé. Celui-ci octroyé, il enrichirait de manière artificielle le village acquéreur. La soie serait bien vite courue dans toute la vallée et vendue au détail. Certains s’en saisiraient pour la transformer qui en foulard, qui en chemise, qui en pyjama. D’autres la convoiteraient, l’achèteraient, la voleraient, etc. Et ainsi, le virus du commerce inoculé, la soif d'avoir enclenchée, la zizanie ne tarderait pas à s'installer.

Maître Bronulf se félicita d'un tel plan, débloqua des fonds, recruta des portefaix, acheta les tissus, et à la lune suivante, la caravane partit.

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