Chapitre 2 : Solution amnésique

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Madame Humbert a les mains bien à plat, de chaque côté de son corps allongé sous les draps d’épais coton. C et H sont de belles lettres stylisées, déliés brodés au bord du repli.

Son mari l’a bien installée ; tout de même, tous ces oreillers, c’est pas un peu trop? Ca le rassure.

Elle, par contre, elle ne l’est pas, rassurée. On est déjà mercredi, et les symptômes attendus après la cinquième injection sont plus prononcés que d’habitude. Elle ne se plaint pas beaucoup, ce n’est pas son style, ni son habitude. Mais elle a mal.

Elle attend quelqu’un. Ca, c’est sûr. Avec impatience, même. Mais cela fait deux bonnes minutes qu’elle cherche qui doit venir. Elle sait qu’elle l’aime bien.

-« Chéri, euh, c’est bientôt l’heure, non ?

- Oui, Emma arrive dans un quart d’heure normalement » ».

Le visage de Clémence s’illumine. Le soulagement est immense, la joie l’est autant, les souvenirs reviennent en bloc. Emma emplit sa chambre de sa voix douce et gaie, d’une énergie qui devient addictive. Même son mari s’en ai rendu compte, c’est dire. L’air de rien, il a noté son humeur charmante après chaque visite. Il a compté aussi, il reste de plus en plus de cachets d’antidouleurs, dans la boite. Emma agit comme un antalgique naturel.

Par contre, il a constaté aussi les pertes de mémoire. Elle est maligne, croit le berner.

Sa voiture est là, il ne l’a pas entendue claquer la portière, elle est déjà sur le paillasson, il sait qu’il n’arrivera pas à devancer la sonnerie. Ding Dong. Trop tard.

- « Bonjour Emma, elle dort.

- Oh pardon », elle lisse le volume, se glisse dans l’entrebaillement.

L’air est glacé dehors, l’air est chaleureux dedans, saturé de molécules de caféine en suspension.

Monsieur Humbert esquisse un ersatz de sourire.

« - J’ai fait des sablés, pour accompagner votre café. » Il a préparé sa blague hier, a bien réfléchi aux mots d’abord, puis aux intonations. Sinon, cela ne fonctionne pas, personne ne comprend que c’est drôle.

Il lui tend un paquet, un très joli paquet à l’emballage soigné, à l’ancienne. De petites bordures en dentelle soulignent le marketing très étudié des sablés d’Asnelles.

Les mots, c’est bon. La posture et le ton, aïe.

Emma est figée ; le moment d’hésitation trébuche, et s’étale.

- « Monsieur Humbert, ….euh… ah oui…., je ne savais pas que vous saviez faire la pâtisserie ! Vous fabriquez aussi de très beaux emballages à ce que je vois ! »

C’est réussi ; danse de la joie interne. Il n’oubliera pas de l’annoncer à Clémence, elle va être si contente. Elle l’encouragera aussi.

- « Eh bien, je connais la route maintenant ; regardez, ma sacoche y va presque toute seule ! ». Arhhh, les intonations d’Emma sont plus réussies que les siennes ; le secret, c’est observer, décripter et imiter. Ca viendra, pas à pas.

- « Elle dormait tout à l’heure, je crois qu’elle n’est pas au mieux. J’ai bien peur qu’elle supporte mal le traitement.

- D’accord. » Un voile sombre semble se poser sur le visage de l’infirmière. « Ca arrive, je vais voir ça. »

Elle grimpe nerveusement, son satané talon, des escarpins, quelle idée de mettre des talons, s’agrippe à une bouclette de moquette. La chambre enfin, la pénombre pour une fois. Emma frappe doucement.

- « Madame Humbert, je peux ?

- Oui Emma, je suis réveillée en fait ! Mon mari a encore joué au Cerbère ?

- Il est charmant. Et puis attentionné." Le sourire d’Emma acquiesce.

- " Oui, j’ai bien de la chance, c’est vrai.

- Bon, alors, racontez-moi !

- Ca ne va pas fort ; c’est à dire que je suis fatiguée. J’ai la nausée, et puis la nuit, je ne dors presque plus. Alors je pense, je pense. » Le doigt de Clémence fait des petits ronds près de sa tempe, histoire d’illustrer.

- « Ca tourne dans ma tête ; les souvenirs surtout. »

Son petit rire s’envole dans la pièce en tourbillon, vient s’éclater contre les murs et le plafond, et retombe et se déposent en fines particules de joie. Emma époussette ses épaules, mais ça s’accroche un peu. Le sourire est malgré tout inquiet.

- « D’accord, donc je vais adapter le traitement. Je vais en parler à votre médecin. Pour aujourd’hui, je vais faire comme d’habitude. Ca m’embête. Emma soupire longuement en préparant la seringue. Les yeux sont attentifs ; chaque détail compte.

- « Je pique. »

Les yeux d'Emma sont encore là, comme à chaque fois. La bouée à laquelle se cramponne Clémence jusqu’à la pose du petit pansement.

« - Merci. » souffle-t-elle. Elle respire mieux, mais c’est la première fois que l’air est si lourd.

Emma pourrait s’attarder, pour s’assurer – ou se rassurer- que tout va bien. Houla, redescend ma grande, tu n’es pas en visite de courtoisie. Elle a terminé son paquetage, s’apprête à repartir au front, maladie et douleurs en première ligne. La distance nécessaire est de plus en plus difficile à conserver, l’empathie menace.

Emma précipite son départ, mais la fuite ne pas protègera pas de l’averse de tristesse.

- « A la prochaine fois, et reposez-vous bien surtout. »

Poignée de mains rapide, sourire convenu, presque fuyant, Madame Humbert est un peu décontenancée par cette Emma inhabituellement…ordinaire.

Les pas sont furtifs, les fichus escarpins effleurent à peine les escaliers. Pieds gauche, avant-dernière marche. Demi-tour. Ce réflexe de protection ne lui ressemble pas. On va dire que j’ai oublié.

- « Madame Humbert ! » Emma pousse la porte en même temps qu’elle toque quasi sans toc.

Le visage affaissé de Clémence lui renvoie sa joie, un rideau qu’on ouvre le matin en été.

- « J’avais oublié, la petite signature sur la feuille de soin. » Clémence s’exécute avec bonheur, fait durer, s’applique.

- « Et puis, j’ai vu l’autre fois, votre table, la grande. Impressionnant ! On n’en trouve pas dans le commerce, des meubles pareils !

- Oh oui, c’est sûr, elle est presque aussi vieille que moi ! Imaginez-vous, mon frère me l’avait léguée, en quelques sortes. Mais je l’ai toujours vue, toute petite déjà, dans la ferme où j’habitais… mais je ne vais pas vous retarder, ma pauvre Emma.

- Non non non, s’empresse l’infirmière, racontez-moi s’il vous plaît. Clémence égraine son rire, sa satisfaction est visible. Elle prend le temps de se redresser, car la douleur est moins vive, dans son cocon d’oreillers, décidemment trop nombreux.

- « On s’enfonce là-dedans ! marmonne la dame aux souvenirs. Figurez-vous que cette table, elle n’a jamais bougé de l’immense cuisine jusqu’à… comment vous expliquer…je commence par la fin, ça n’a aucun sens ! »

Emma décide de s’asseoir dans l’étroit fauteuil bleu un peu bancal près de la table de chevet.

- « Alors on commence par le début, ça me semble une bonne idée ! » Le clin d’œil encourage Clémence et l’invite à se lancer dans un récit qui sera entrecoupé de notifications smartphonesques, quelle plaie. Le temps s’écoule vite, Clémence s’écoute bien, se comprend bien, et son histoire est un enchaînement de sales coups du sort, de souffrances, et de puissants moments de bonheur, anesthésiant temporaire. La douleur s’efface doucement.

Emma ne prononce plus un mot, aucun geste superflu.

Le moment pourrait être grave, mais le doux sourire de Clémence vient l’envelopper, lu dire que tout va bien.

- « Merci de m’avoir écoutée. »

- « Merci. »

Emma avait pris la main de Clémence avec naturel, et doit la lâcher pour partir. Un regard à son téléphone lui indique qu’elle a manqué quatre rendez-vous, neuf appels en absence, deux SMS énervés, et quantités d’informations futiles.

Reprendre la routine, appeler pour s’excuser, reprogrammer les visites. Attendre le prochain rendez-vous avec Madame Humbert, car elle lui a promis des souvenirs. Des noirs, des bleus.

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