Épisode 19 - Procès d'intention.

7 minutes de lecture

 J’engage la conversation, l’atmosphère est pesante :

« Vous allez bien, n’est-ce pas ? »

« Vous voulez dire, compte tenu des circonstances ? »

« Oui… Excusez-moi, mais pourquoi maintenant ? Pourquoi… moi ? »

« Je… Je ne sais pas. Je suis venue ici à cause de mon ex et les seules personnes que je connaisse sont ses collègues, ses amis. Ils ont voulu me voir, m’aider, mais moi, je ne peux plus les supporter. »

« Vous avez pensé à partir ? »

« Je ne pense plus qu’à ça. Vous savez, c’était récent notre séparation… Et puis, de toute façon, je ne pouvais pas partir avec… Enfin, vous savez… Maintenant, il ne me reste que mon travail... Écoutez, je ne sais pas pourquoi je vous ai répondu. Je suis désolée. »

« Ne le soyez pas. Je suis là de plein gré. »

« Quelqu’un vous attend sûrement… Je m’en sortirai… »

« Ne vous inquiétez pas pour moi, mon ordinateur ne fait pas de sentiments. »

Alors qu’elle n’arrive pas encore totalement à évoquer le souvenir de son fils, j’ai droit à un premier sourire. L’essentiel est là.


« Vous voulez boire quelque chose ? Par contre, j’ai vidé les bouteilles d’alcool pour éviter... Vous voyez.»

« De l’eau, du coca, ce que vous avez. Vous habitez là depuis longtemps ? »

De la cuisine : « J’ai pris l’appartement il y a deux mois. Je n’étais pas encore totalement sûre de quitter mon conjoint… Puis, au fur et à mesure, j’ai investi les lieux… pour de bon. »

« Vous n’avez pas de souci d’argent ? Excusez mes questions, pure déformation professionnelle. N’hésitez pas à me dire si je vais trop loin et ne répondez surtout pas par obligation. »

Elle revient : « Je comprends vos questions, surtout que j’en ai aussi eu pas mal à votre sujet, vous pouvez vous en douter. Je n’ai pas de problème d’argent. J’ai même reçu une aide d’une association affiliée à votre profession pour… l’enterrement... Je ne savais même pas que j’avais droit à ce genre d’aide. »

 Je vois qu’elle continue de lutter dans l’espoir de ne pas donner vie à la mort. Comme si mettre son fils en mots allait le faire disparaître pour de bon de son quotidien, et de son esprit. Comme si parler de lui invoquerait un réel à exister vraiment. Je reprends :
 « J’ai contacté la S.M.A.I.D* car j’y suis adhérent. Ils étaient déjà au courant. Votre mari était aussi donateur et les proches membres de famille sont concernés par ces soutiens financiers. »

« Parfois, je me dis que vous savez prendre plus soin de vos pairs que de votre propre famille. Mais faciliter la vie d’un policier doit sans doute inclure sa famille… »

« Personne ne peut prédire la vie personnelle de chacun et personne ne peut s’immiscer dans celle-ci sans y avoir été invité non plus… Même si je peux comprendre, ne vous servez pas de votre expérience pour en faire une généralité… Vous venez d’apprendre pour votre grossesse ? »

« Je sais… j’ai été dure avec vous la dernière fois… Je n’ai rien contre vous, votre travail, j’étais juste à bout… Je sais que je suis enceinte depuis quelque temps. Aussi horrible que cela puisse paraître j’ai… j’ai espéré jusqu’à la fausse couche… »

 Les pauses s’enchaînent, découpant ses phrases en heurts maladroits. Mais elle se relève toujours, sans y prêter attention. Et, au final, c’est moi qu’elle laisse coi. Ma seconde de réflexion s’écoule rapidement. Je ne la comprends que trop bien.
 « Et, maintenant ? Vous envisagez d’aller à terme… n’est-ce pas ? »

« Je suppose, oui… La grossesse se déroule bien et votre présence n’est sûrement pas anodine… J’ai longuement hésité à vous répondre… même si votre message m’a plu. Je pense d’ailleurs que je n’aurais pas pris contact avec vous si j’avais décidé d’en finir avec ça…»

Ses mains imitent le signe des guillemets pour ponctuer sa phrase et se posent sur son ventre.

 « J’avoue que je ne sais pas bien ce que je pourrais vous apporter. Mais comme je l’ai dit, je suis là. Pour tout et n’importe quoi. »

« Vous êtes là ce soir… Je ne sais pas si j’oserai vous déranger plus. »

« Vous ne me dérangez pas, je le répète. Si vous avez besoin de fraises, vous pouvez compter sur moi. »

Deuxième sourire.

« Les clichés ont la vie dure. »

« Quand on n’y connaît rien, cela sert de vérité, oui. Le principal, c’est que vous ayez reçu le message. »

« Je l’ai reçu… Quoiqu’il arrive, merci… Vous ne travaillez pas ce soir ? »

« Non, j’ai l’air ? ».

Je souris pour lui faire comprendre que je ne l’agresse pas.

 « Vous êtes aimable… Je vais réfléchir la prochaine fois que je poserai une question », dit-elle sur le même ton. Une certaine complicité semble naître de cet échange poussif. J’ai l’impression que nous sommes envahis par la même volonté de nous sentir bien l’un près de l’autre.
« Continuer à en poser serait bon signe en tout cas. Généralement, il ne me faut pas beaucoup de temps pour insupporter. »

« Vous le saurez bien assez tôt si c’est le cas. »

« Vous avez l’air épuisée. Vous ne vous voulez pas vous reposer ? ».

« Vous savez parler aux femmes… », réplique-t-elle en feignant d’être vexée.

« Je me donne beaucoup de mal vous savez, c’est un art. Sincèrement, allez vous allonger. Nous reparlerons une autre fois, si cela vous dit. »

 Je prends un papier au fond de ma poche, puis un stylo, et je note mon numéro de téléphone. Je dépose le tout sur la table basse et me lève. Il faut la pousser, peut-être qu’à force d’essayer, elle parviendra à retrouver le sommeil.


 « J’ai peur de me réveiller… et d’avoir tout oublié. Je sais, c’est stupide… », lance-t-elle en se levant à son tour.

« Ça l’est… pour quelqu’un qui n’a pas vécu ce que vous avez vécu. Couchez-vous, repensez à votre fils, à vos bons moments, vous finirez bien par vous endormir. »

« C’est un vrai parcours du combattant… tous les jours… Bref, vous avez sans doute raison. Je vous raccompagne. »

« Ne vous dérangez pas, je connais la sortie. Encore une fois, si vous avez besoin de quoi que ce soit, appelez. Je n’habite pas très loin, ce n’est vraiment pas un souci. »

« Merci… Je vous trouve… louche, vous savez. Il fallait que je le dise. »

Je me retourne face à elle, feignant de ne pas comprendre. Je sais très bien que, depuis le début, mon attitude à son égard n’a rien de commun mais je sais aussi que si elle ose le dire, j’ai déjà gagné.
 « Rassurez-moi, il y a une suite ? »

« Il y en a une, je voulais juste vous mettre mal à l’aise. Les gens comme vous sont plutôt rares de nos jours… Ça les rend moins crédibles », lâche-t-elle en affichant sur son visage une fausse moue contrite.

« Je… je vais le prendre comme un compliment, donc. », dis-je en faisant semblant de ne pas bien comprendre. Une fois de plus.

« Vous pouvez. À moins que votre aide ne soit pas vraiment désintéressée. »

« Je me disais bien que le dire quatre fois dans mon courriel ne suffirait pas ! Vous êtes une femme après tout, la compréhension n’est pas votre qualité première. »

« Vous aussi vous êtes fatigué. Vous n’avez donc pas mieux que des clichés ? »

« Vous marquez un point. Ça va aller ? »

« Oui, ne vous inquiétez pas pour moi… Vous en avez assez fait. Prenez soin de vous... »

« Reposez-vous bien. Bonne nuit, Émilie. »

« Bonne nuit. »


 Je tire la porte derrière moi et regagne mon véhicule. Une fois dans l’habitacle, je vérifie mon précieux smartphone. C’est inhabituel que je le laisse dans ma poche aussi longtemps. Des messages textes de mes collègues m’attendent. Ils s’inquiètent ou veulent simplement de quoi nourrir leur curiosité. Ils patienteront. Je jette un œil aux fenêtres du premier étage de l’immeuble. Les stores se ferment et les lumières s’éteignent. Je peux m’en aller. Je décide de faire une virée afin de réfléchir aux conséquences de mes actes. Je n’ai pas plus de réponses qu’avant. La balle est dans son camp mais je me suis engagé plus que de raison dans une entreprise qui ne me regarde pas. Peut-être aurait-ce été bien plus difficile de proposer mon aide si la future maman avait été aussi moche que la plus moche du commissariat. Il faut dire que son physique agréable et frêle provoque en moi une empathie naturelle que je n’ai pas pour les laides. Nous avons tous nos fêlures. La mienne consiste à être un homme honnête aux goûts léchés. De plus, je considère qu’une personne au physique difficile n’a pas besoin de soutien, pour la simple et bonne raison qu’elle a beaucoup plus d’expérience dans la solitude qu’une belle femme. J’ai eu beau lui dire que mon aide était désintéressée, je crois donc objectivement que ce n’est pas tout à fait vrai. Mais j’ai encore foi en mes qualités d’homme intègre et continuerai de ne chercher rien d’autre que son confort et son bonheur. Après tout, je ne suis pas du genre à profiter des occasions surtout que les choses arrivent généralement d’elles mêmes sans que je ne fasse rien. En attendant, c’est une grossesse qu’il va falloir gérer, et ça, c’est beaucoup moins attirant qu’une partie de jambes en l’air. Persuadé qu’elle m’appellera rapidement, je rentre donc chez moi afin de dormir tant que je peux encore le faire. Ces réflexions nocturnes palpitantes m’ont épuisé comme jamais et il ne me faut que deux minutes pour sombrer dans un sommeil profond, ponctué par des rêves de bébés, de lait et de tétées goulues. Au réveil, je pense à Freud et je conclue que c’est un con. Je ne suis pas un pervers et je le prouverai.

 Note de l’auteur: * S.M.A.I.D : Société Mutualiste d’Aide Immédiate au Décès des policiers et personnels du ministère de l'intérieur. Solidarité-Moralité-Aide-Implication-Devoir. Association « qui a pour but d’apporter immédiatement une aide financière aux familles durement éprouvées par la perte d’un être cher, notamment en permettant à celle-ci de faire face aux premiers frais d’obsèques. » [Mise à jour] Approbation du transfert par fusion/absorption du portefeuille d'opérations de la mutuelle SMAID au profit de la mutuelle Intériale (décision du 2 décembre 2019).

Annotations

Vous aimez lire Violent Policier ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0