Épisode 18 - Le dîner de bons.

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 Il y a des jours importants dans la vie d’une brigade. 365 par an, pour être exact. Malgré tout, certains sont plus attendus et plus mémorables. Cela ne veut pas dire que nous privilégions certaines dates du calendrier au détriment d’autres, mais que des faits plus notoires rendent ces jours différents. Car quoiqu’il arrive, nous nous donnons toujours au maximum de nos capacités, même si ces dernières peuvent parfois laisser à désirer. Ce jour tant attendu, donc, n’est autre que celui du traditionnel repas de brigade annuel. L’occasion de nous réunir autour d’une table, pour un prix dépassant toute concurrence. Si nous pouvons bien manger et bien boire, et en plus à moindre frais, il serait stupide de se priver. Attention, ce n’est pas une question de corruption, pas de ça chez nous. Disons qu’avec de l’expérience en milieu urbain, le fonctionnaire de Police acquiert une tchatche exceptionnelle digne des plus grands marchands de tapis. Car, à terme, le flic doit être capable d’avoir ce qu’il veut en faisant croire qu’il fait des concessions. Pour nous, la concession du soir consiste juste à promettre qu’on reviendra souvent. Ce qui est faux, bien entendu, puisque nous changeons d’endroit chaque année. De plus, si l’interlocuteur croit qu’il pourra tirer profit de notre fonction grâce à son offre, c’est évidemment indépendant de notre volonté et nous ne pouvons rien y faire, fort heureusement me direz-vous.

 Profitant d’une pause clope post apéritif, je décide de sortir mon téléphone afin de consulter mes messages. Véritable ordinateur de poche, le smartphone est devenu un objet existentiel lorsque je ne suis pas chez moi. Outre les messages textes ou vocaux, je peux suivre sur internet les différents réseaux sociaux auxquels j’appartiens. Faire partie d’une classe puissante ne veut pas dire qu’on ne peut pas se mélanger aux moutons de notre espèce. Après quelques visionnages sans intérêt, je range mon fidèle compagnon dans ma poche. Attablés comme des stars au fond du restaurant, nous partageons nos souvenirs communs ou faisons connaissance avec les conjoints et conjointes qui ont eu le courage de venir. Il faut dire que ce n’est pas toujours évident pour le commun des mortels de s’adapter à l’environnement policier. Malgré tout, on constate souvent que la plupart des conjoints sont des collègues. Des bleus qui s’accouplent, qui font des enfants, qui, à leur tour, deviennent des forces de l’ordre ou des sympathisants. C’est le perpétuel cycle de la vie, mais ça n’a rien de consanguin. Car le sang bleu, ce n’est plus la royauté mais c’est la grande famille de la Police. Et quand l’enfant naît, ce n’est pas avec une tare, mais avec un cadeau : la fibre policière. Les absences répétées dues au travail poussent souvent le couple au divorce, et l’enfant à vous haïr, vous et ce que vous représentez, mais les valeurs seront toujours présentes en lui, quoiqu’il choisisse de faire. En somme, même s’il finit ouvrier, il ne pourra pas s’empêcher de sauver la veuve et l’orphelin sitôt qu’il les verra en danger. Et ça, ça n’a pas de prix.

 J’entends déjà crier le peuple contre cet État policier. Mais il faut reconnaître que nous sommes les puissants de ce monde. Pas les shérifs, pas les cow-boys, mais une caste à part dans la chaîne sociale. Une de celles qui a autant d’ennemis que d’amis juste parce qu’elle est jalousée ou enviée, ne serait-ce que par les vacances qu’on veut bien nous donner tout au long de l’année. Pour ceux qui trouvent indécent le nombre de jours de repos, je veux bien leur donner le stress, les crachats, la haine, les insultes, la violence, la hiérarchie, et que sais-je encore pour qu’ils se fassent une idée de l’accumulation de fatigue physique ou mentale que tout cela peut engendrer. On me dira toujours que nous avons choisi notre galère, mais ce n’est pas vraiment le sujet.

 Profitant d’une pause clope pré-dessert, je consulte à nouveau mon portable. Mon profil meetic est surchargé de messages d’amour auxquels je ne donne jamais suite. J’ai ouvert ce compte juste pour faire saliver la gente féminine. À défaut de tomber sur, je cite, « un connard » par lequel elle s’est faite avoir, la jeune femme me jugera donc en tant que « connard » qu’elle n’aura pas eu. Je garde le meilleur pour la fin. Un message personnel m’attend sur le réseau social principal et ne pas savoir qui m’écrit me met toujours dans tous mes états. Tel une adolescente qui frétille devant Justin Bieber, j’ouvre donc ma messagerie Facebook. Je reste sans réaction à la vue du nom qui s’impose à moi. Après quelques semaines sans réponse, j’avais conclu que mon action était maladroite et que je n’aurais jamais dû lui écrire. À l’heure de cliquer sur sa lettre informatisée, je me pose à nouveau la question. Je ne sais pas si mon message l’a convaincue, si, au contraire, elle a décidé de passer ses nerfs sur moi, ou si elle a tout simplement eu envie de m’expliquer que je n’aurais pas dû. J’hésite encore à ouvrir le document sans titre. De quoi ai-je peur ? Peut-être que je me sens minable d’avoir ainsi faibli ce jour-là. Peut-être que tout ce que j’ai écrit était déplacé et indigne d’un professionnel comme moi. Seulement, voilà, je l’avais fait et j’étais maintenant devant mes responsabilités.

 Je clique. Trois mots. Il n’y a que trois mots. Ils frappent avec force et me laissent KO. Je ne sais pas du tout quoi en penser. Finalement, je prends la décision de répondre en autant de mots : « Je suis là ». Puis mon téléphone réintègre ma poche. Je sais très bien qu’il en ressortira dorénavant toutes les deux minutes. Juste le temps de rire à quelques attaques envers notre souffre-douleur préféré, notre mascotte nocturne, et je replonge dans ma vie personnelle. Je soupçonne mes collègues de surveiller mes faits et gestes et je prends soin de ne pas paraître totalement impoli. Elle a écrit à nouveau et me laisse pour seule réponse son adresse. Il est trop tard pour reculer. Je laisse un peu d’argent à mes collègues pour payer ma part, m’excuse et prends congé.

 Le sort s’acharne sur elle. Et moi, que fais-je là, à offrir mon aide sans savoir dans quoi je m’embarque ? Crispé derrière mon volant, je revois la jeune femme anéantie le jour où son enfant et son tout récent ex-compagnon étaient morts. J’avais envoyé un message dès le lendemain sur le réseau social en trouvant assez facilement son nom. En photo de garde, elle avait choisi un cliché où elle posait avec son bébé. J’avais longuement décrit mes états d’âme, comme s’ils importaient vraiment et j’avais, à plusieurs reprises, émis la possibilité d’apporter mon aide. Que ce soit en terme de soutien moral ou de soutien physique. J’avais fini par m’excuser pour l’intrusion que je faisais dans sa vie et j’avais précisé que c’était normal si elle ne donnait pas suite à mon message. Alors qu’elle avait a priori opté pour cette solution, un fait important était venu récemment perturber ses plans. Dans d’autres circonstances, la nouvelle aurait pu être bonne, ici, elle se termine en véritable appel au secours. Seule et visiblement perdue, la jeune femme m’a lancé ces trois petits mots, comme pour me mettre à l’épreuve. « Je suis enceinte ».

 Être capable de faire passer son propre confort personnel après celui des autres, c’est une qualité qu’on retrouve chez beaucoup de policiers. Moi, je laisse tomber ma brigade un soir de fête, pour venir en aide à quelqu’un que je ne connais pas. La fibre bleue m’a dirigé vers cette femme et je me dois maintenant d’assumer. J’ai voulu aider la veuve et voilà qu’aujourd’hui, c’est l’orphelin qui se manifeste. Ce 19 octobre sera donc définitivement mémorable, mais comme chaque année, mon anniversaire ne sera jamais rien d’autre qu’un inévitable et ponctuel détail de l’Histoire.


 À suivre…

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