Épisode 15 - La dure réalité.

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 Il y a des nuits où il vaut mieux ne pas aller travailler. Non pas parce que la maladie a raison de vous, non pas parce que le programme télé annonce une bonne soirée, mais parce que cette nuit est l’une des plus épuisantes de votre vie. Une de celles qui mettent vos sens au supplice et vos sentiments à dure épreuve. Vos membres tremblent, la gorge se noue, une espèce d’impression d’impuissance ne veut pas disparaître. Et il y a ces yeux qui ne vous lâchent plus.

 La police, c’est une belle histoire tant que tout va bien. Puis, quand arrivent les complications, on finit toujours par voir des fonctionnaires tomber des nues et dire: « Je n’avais pas imaginé ça comme ça. Ce n’est pas pour cela que j’ai voulu faire ce métier. Je voulais aider, mais autrement. » Et ainsi de suite jusqu’à l’excuse ultime qui caractérise bien le malaise social dans lequel on se trouve: « J’avais besoin d’argent… ». Seulement voilà, notre travail ne doit pas être un emploi par défaut, une sorte de job alimentaire, mais cela doit être une vocation, une passion et un but qu’on est capable d’assumer.

 Alors que devant moi vont et viennent d’illustres inconnus, je suis en train de me remettre en question, de me dire que je n’ai peut-être pas la fibre. Je crois que c’est déjà le dixième collègue que je vois passer. L’appareil photo à la main, il est assisté d’une femme en civil qui prend des notes. Les officiers se sont également donnés rendez-vous et je compte les barrettes, les feuilles de chêne et autres glands. Au milieu de la meute policière, le magistrat de permanence est impassible et concentré. Les flashs se succèdent et les visites s’enchaînent. Je m’efface à chaque fois que la procession bleue accède au couloir exigu de l’appartement. Cantonné à un rôle de vulgaire portier, j’ai l’avantage de ne plus voir de la scène morbide que l’extérieur.

 La méfiance, la peur, le mépris ou la haine qu’inspire notre métier existent surtout à cause de collègues qui n’ont pas compris qu’il faut exceller dans ce qu’ils font. Le discrédit de l’ensemble d’une profession est l’œuvre d’incapables qui ne sont pas à leur place. Quand je suis arrivé le premier dans l’appartement, cette place, je pensais la mériter plus que n’importe qui. Les lumières étaient pâles, le silence imposant. Je m’étais avancé prudemment, les deux mains croisées devant moi. Dans l’une, la lampe torche, dans l’autre, l’arme de service. Première porte à droite. J’avais passé la tête et je n’avais rien vu de particulier, ni remarqué aucune présence. J’avais longé le mur opposé du couloir tout en continuant de viser la pièce. Celle-ci était définitivement sans intérêt. La porte suivante se trouvait sur la gauche. J’avais à nouveau passé la tête. Mon regard s’était immédiatement porté sur une masse sombre au sol ; le corps d’un homme, tombé face contre terre. Autour de lui, le désordre. Après avoir fait le tour de la pièce avec ma lampe qui n’éclairait presque plus, et après m’être assuré qu’il n’y avait personne, je m’étais approché doucement de l’individu. Malgré la faible lumière, j’avais quand même constaté qu’un trou béant était visible sur le côté gauche de son crâne et qu’une arme à feu était noyée dans une mare de sang. Cette dernière s’étendait de part et d’autre du cadavre et semblait s’agrandir encore. À ce moment-là, j’avais su que ce qui allait suivre n’était plus de mon ressort. J’avais entendu mon collègue en venir à la même conclusion et demander par radio la présence de tout le monde, faute de savoir précisément qui appeler. Je n’avais plus qu’à sécuriser l’ensemble de l’appartement avant l’arrivée des secours.

 Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d’incapables, je pense juste que ce sont eux les plus visibles. Ne serait-ce que lorsqu’ils écrivent deux lignes en faisant dix fautes d’orthographe. Un haut gradé vient vers moi pour me demander ce que j’avais constaté à mon arrivée sur les lieux. Je m’explique pour la énième fois. C’est à croire qu’ils se sont donnés le mot pour me faire revivre inlassablement ces durs moments. Je lui confirme que je n’ai pas tout vu la première fois. Il semble que ce passage l’intéresse tout particulièrement. J’avais laissé le corps sans vie de l’homme âgé d’une trentaine d’années et m’étais dirigé vers le couloir pour terminer ma progression dans les dernières pièces du logement. D’abord, il y avait eu la cuisine, située pratiquement face au salon que je venais de quitter. Ensuite, j’avais vérifié la chambre à coucher, qui jouxtait la cuisine. Au fond du couloir se trouvaient les commodités et la salle de bain. Et enfin, sur la gauche, à côté du salon, j’avais pénétré dans une chambre d’enfant, rangée et vide d’occupant. Les autres pièces n’avaient donc rien à nous apprendre, tout s’était bien déroulé dans le salon.

 Oui, nous sommes des hommes, oui, nous avons nos faiblesses. Mais pouvons-nous réellement nous permettre de faillir, que ce soit en privé ou en public ? Je suis encore sorti de mes pensées par le haut gradé. L’existence d’une chambre d’enfant lui pose problème dans mon histoire. Je fais mine de comprendre sa perplexité et lui avoue que si cela avait changé quelque chose, jamais je n’aurais raconté que j’étais parti faire le tour de l’appartement avant de finir mes constatations dans le salon. Il me répond que je ne suis pas médecin et que je ne peux donc pas savoir. Puis il repart vers le troupeau de hauts fonctionnaires. Je me demande comment on peut faire autant d’études et être aussi con à la fois, et je me replonge dans mon cauchemar.

 J’avais regagné la pièce à vivre de l’appartement. Je me souviens parfaitement avoir tapé sur ma lampe pour lui donner un second souffle. Je m’étais avancé jusqu’à la table à manger en contournant la flaque sanguine. Là, je m’étais penché sur un portefeuille laissé ouvert. Par précaution, j’avais depuis longtemps enfilé mes gants en plastique et rangé mon arme. La lumière était toujours aussi blafarde et je ne distinguais rien. J’avais attrapé le portefeuille et l’avais planté à cinq centimètres de mes yeux. Le mort avait décidé d’exposer son activité professionnelle et savait que nous serions les premiers chez lui. C’était un collègue. J’avais reposé l’étui sur la table dans un geste de dépit puis je m’étais plié à nouveau sur le corps. C’est mettre en péril l’autre que de faire preuve de faiblesse. Je ne cesse de me répéter cette phrase tandis que les derniers instants pénibles me reviennent en mémoire. J’avais regardé l’homme de plus près, au point de percevoir tous les plis de son corps. J’avais constaté que son bras gauche avait disparu sous sa silhouette. J’avais cherché à savoir pourquoi le cadavre semblait tordu, comme s’il cachait autre chose qu’un bras. Je m’étais agenouillé à ses côtés, toujours en faisant attention à ne pas me salir de sang, et j’avais incliné la tête.

 Une femme se présente à la porte et m’extirpe de mes songes. Son visage est marqué par une peine indescriptible. Ses lèvres tentent de dire ce que je sais déjà. Et j’essaie de répondre de façon détachée, comme n’importe quel professionnel. Aucun mot ne sort de ma bouche. Elle m’implore enfin de faire quelque chose, me demande pourquoi, puis comment, et si elle peut le voir. Elle finit par me dire, en laissant les larmes dévaler son visage, que je fais un métier de merde. Mon cœur veut que je la prenne dans mes bras. Ma tête me fait dire qu’elle ne peut pas le voir tout de suite, que je n’ai rien pu faire et que je suis désolé. Mes jambes tremblent encore de ce que j’avais vu, ma gorge, elle, reste nouée. J’avais penché la tête sur le regard vide d’un enfant de deux ans, tué par l’arme de service d’un ex-compagnon dépressif. Je suis impuissant devant cette femme dévastée et si je suis désolé, c’est surtout d’avoir été là. Car au fond, c’est vrai que personne ne signe pour ça.

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