Épisode 14 - En selle.

6 minutes de lecture

 « Pédale ». Loin d’être du genre à me laisser insulter de la sorte, je me retourne pour voir qui m’invective. Un chauffeur de taxi, plutôt furax, me jette un regard haineux. Je lui demande ce qu’il me veut, il répète : « Pédale ». Je lui explique que ce n’est pas une façon de parler. Il finit par s’emporter complètement et gueule: « Mais bouge putain ! ». Je comprends mieux. Moi et mon joli vélib du dimanche gênons le professionnel de la route. Je lui rétorque en guise d’excuse que, pour une fois, il n’a pas le mauvais rôle, l’hôpital, la charité, tout ça. Puis, je pédale.

 Malgré tout, c’est un beau dimanche pour se balader dans Paris. Enfin, il ne pleut pas, c’est largement suffisant pour que ce soit beau. J’oublie rapidement cette mauvaise rencontre et me perds à nouveau dans mes pensées. Le paysage merveilleux de la capitale a le don de me transporter à chaque fois loin de mes problèmes. Je suis sorti de ma torpeur par un handicapé qui a confondu la piste cyclable avec le trottoir. Comme je n’aime pas les traitements de faveur, je décide de lui faire la morale comme à toute personne valide. Je lui fais remarquer qu’il a quatre roues, qu’il y a des panneaux et que les trottoirs sont disponibles pour les personnes comme lui. Si le paysage a un effet bénéfique, la population, elle, a donc l’effet inverse. Je décide de laisser la personne à mobilité réduite trouver seul le moyen de regagner la zone piétonne et je reprends mon pédalage. Après quelques mètres avalés à petite vitesse, j’entends crier dans mon dos.

 « Au voleur ! » La phrase que tout bon fonctionnaire de Police rêve d’entendre vient d’être lancée en pâture à qui veut bien l’entendre. Car si cette phrase peut déclencher des passions, elle provoque bien plus de peurs. C’est dans ces moments-là qu’on se rend compte de la vraie valeur de l’Homme. Quand certains préfèrent ne rien entendre, se cacher ou simplement tourner le dos, moi, je m’élève. Tel un coq dans sa basse-cour, je tends et détends le cou pour mieux faire l’intéressé, à défaut d’être intéressant. Et quand l’objectif est en vue, tous mes sens travaillent de concert pour l’atteindre. Mon regard se fixe sur un homme qui court dans la rue que je venais de parcourir, et ne le lâche plus. Tous mes muscles se raidissent et mes mains agrippent le guidon de ma majestueuse bicyclette grise. Je fais donc demi-tour, passe devant le handicapé qui semble être la victime puis on annonce que le voleur a pris la fuite dans une rue à droite. Mon regard m’indique que l’homme qui court est bien le voleur puisqu’il vient aussi de tourner à droite. Mes jambes moulinent de plus en plus vite sur mon engin supersonique pendant que je loue mon sens inné de l'observation. J’entame ma poursuite sur une chaussée en faux plat montant, mes cuisses commencent déjà à chauffer. L’homme est loin. Je pénètre dans la rue sur la droite dans laquelle j’ai l’ai vu s’engager. Je le vois au fond du décor continuer de courir mais la distance entre nous diminue sensiblement. Comme s’il sentait quelqu’un à ses trousses, il accélère le pas et tente de me perdre en changeant de rue le plus de fois possible. Je zigzague entre les voitures et les passants, tantôt roulant sur la piste automobile, tantôt montant sur le trottoir. Les gens m’encouragent et me poussent à l’excellence, à moins qu’ils ne fassent que m’insulter.

 « Arrêtez-le ! ». Je suis pris par l’euphorie, les rues sont bondées et j’ai l’impression que les yeux des badauds sont tous rivés sur moi. La route s’élève de plus en plus, je suis debout et appuie violemment sur les pédales. J’ai déjà l’impression de ne plus avancer. Ma respiration s’emballe, la chaleur s’empare de mon corps et les gouttes de sueur commencent à perler sur mon front. Je m’attends à tout moment à recevoir un bidon pour me désaltérer. Comme j’aimerais être sur une étape du tour de France, les gens seraient bien plus avenants. Après plusieurs minutes de poursuite à vélo, il me semble évident que quelque chose ne fonctionne pas. Comment est-il possible que je n’aie pas encore rattrapé l’individu alors qu’il évolue à pieds ? Si la réponse est évidente pour beaucoup, elle prend du temps à s’imposer à moi. Je viens de conclure que je perds du temps à cause du changement de rythme et de direction, à cause du grand nombre de passants, et à cause du plan incliné de la route. À moins que ce soit parce que je suis d’une faiblesse sans nom, une danseuse en somme. Je lâche le vélib au milieu de la population, me souciant très peu des règles d’utilisation du cycle à usage locatif.

 L’avantage, c’est que je n’ai toujours pas perdu de vue ma cible et je suis persuadé qu’il ne pourra pas longtemps continuer ainsi. En débutant ma course à pieds, je prends conscience du mérite des férus de triathlon. Passer du vélo à la course n’est pas une mince affaire et, au départ, les jambes semblent se dérober à chaque mouvement. Puis le corps s’adapte à ce nouvel effort, et l’adrénaline fait le reste. Je suis en nage, une fois n’est pas coutume. En ce moment, ma vie me semble être une succession de prouesses sportives et je me demande si cette accumulation n’aura pas ma peau. « Arrêtez-le ! » A priori personne n’en est capable, ou alors personne n’arrive à discerner celui qu’il faut stopper. À moins que ce soit simplement parce que personne n’a envie d’écouter un illustre inconnu. Et donc, l’homme de courir toujours, et moi de le suivre, encore. Les mètres me paraissent de plus en plus longs. La fatigue est à son paroxysme mais la volonté compense largement.

 L’homme semble égaré. Il tourne en rond et au bout d’un moment nous finissons par nous retrouver dans la rue où j’avais laissé mon vélib. Le voleur décide d’emprunter cette voie dans le sens de la descente, à ma plus grande satisfaction. Malgré une concentration toujours plus difficile, je me prends à espérer retrouver mon vélocipède. Ce serait maintenant un atout important. L’homme que je poursuis met rapidement fin à mon fantasme. Il récupère le cycle avant moi, et file dans la foule. Je n’en suis pas pour autant démoralisé et je continue ma progression. Je vois tourner l’individu à droite dans la rue suivante. À peine me suis-je enfoncé dans celle-ci que je tombe sur mon vélo de compétition, jeté en plein milieu de la route. J’ai aussi reconnu mon homme, il se trouve sur le trottoir. Il a l’air d’être accroupi derrière une voiture, comme pour se cacher, mais son visage, visible, affiche une sérénité troublante. De plus, l’individu est au téléphone, fume en même temps et n’a même pas l’air fatigué. Il me regarde, continue sa conversation téléphonique et me sourit. Je contourne le véhicule en stationnement pour finir mon interpellation. J’ai le souffle court mais j’arrive tant bien que mal à lui demander de couper sa communication. Je lui ordonne également de ne pas bouger. Alors que je le rejoins sur la voie piétonne, je m’aperçois que celui que je croyais accroupi s’avère être assis. Allongé sous son séant, un autre homme que je n’avais encore jamais vu, résigné, tente de respirer sous le poids de son bourreau. Il a les bras dans le dos et des menottes aux poignets.

 Le poursuivant poursuivi n’a pas lâché son portable, il plonge sa main dans la poche intérieure de sa veste et me présente sa carte de Police. Il me fait comprendre également qu’il n’a pas besoin de moi et que je peux quitter les lieux. Je me demande si je dois ranger ce dimanche dans les échecs ou si je dois me donner bonne conscience en félicitant mon vélib d'avoir été là au bon moment, grâce à moi. La queue entre les jambes, je reprends mon vélo et regagne ma ville de résidence à la vitesse minimum. Au boulot comme à la ville, je m'aperçois qu'il me reste encore tant à apprendre. Il me manque peut-être un peu de modestie, d'humilité, et de condition physique. Mais ce qui me fait le plus défaut, c'est l'inexpérience des situations extraordinaires. Malgré le caractère anecdotique de ma vie actuelle, je sens que quelque chose va finir par m'éclater à la gueule. Je ne sais pas encore quand, ni comment...

Annotations

Vous aimez lire Violent Policier ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0