Épisode 13 - Belles descentes.

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Jusqu’ici tout va bien. Cette citation sortie tout droit de mes souvenirs cinématographiques* me trotte dans la tête au rythme des marches que je dévale. Je ne saurais dire pourquoi je cours. Après tout, il est impossible que j’aille assez vite… Je repense à ma dernière phrase, lancée là-haut, et je suis soulagé que personne d’autre ne l’ait entendue. Je continue de descendre. Quatorzième étage. Cela fait seulement trois étages que j’ai commencé mon périple retour et je maudis à nouveau l’ascenseur en panne. L’aller avait été si épuisant qu’il y avait sûrement un lien de cause à effet. J’avais commis une erreur de fatigue, voilà tout. Je ne sais pas si cette expression sera appréciée à sa juste valeur par ma hiérarchie mais l’excuse me parait humaine, à défaut d’être professionnelle.

 Douzième étage. Je m’imagine l’incompréhension et le chaos dehors, je m’attends à voir les lumières des véhicules de secours balayer rageusement la nuit. J’entends déjà les sirènes se rapprocher. À moins que ce ne soit un mirage commandé par mon stress. Je n’ai pas été formé pour ces situations mais je doute, encore une fois, que l’inexpérience soit une excuse acceptable. Onzième étage. Ce qui est long est toujours bon, qu’ils disaient. Je leur cracherais bien mes poumons au visage pour qu’ils voient à quel point. En y pensant, je me dis que m’emporter de telle sorte serait une nouvelle erreur de fatigue. Dixième étage. Je crois que j’ai dû rater une marche ou deux, car j’ai dû perdre connaissance un court instant. Pourquoi est-ce que je cours, déjà ? Je repars sur le même rythme et maudis l’ascenseur en panne. Je maudis la vieille alcoolique, je maudis mon collègue qui se trouve dans l’autre immeuble. Je maudis les sirènes que j’entends enfin distinctement. J’en suis sûr cette fois. Je me tâte le crâne et maudis le fait de m’être énervé au point de tomber. J’arrête de maudire.

 Huitième étage. J’élabore une nouvelle tactique dans ma tête. Je n’ai rien fait, je n’ai rien dit, personne ne peut me contredire de toute façon. Et puis j’ai quand même réussi là où mon collègue avait échoué. Nous ne savions pas d’où provenait exactement l’appel et le côté pile de ma pièce de monnaie m’a indiqué dans quelle tour je devais aller. Je maudis pour la forme ma pièce de monnaie. Sixième étage. J’appuie pour la quatrième fois sur l’éclairage de la cage d’escalier. Une sonnette se fait entendre. Je stoppe ma course et regarde le mur. J’appuie pour la quatrième fois sur l’éclairage de la cage d’escalier. Je me lance à nouveau vers le bas. Je repense au dix-septième étage. Je me souviens avoir pénétré dans l’appartement parce que la porte d’entrée était ouverte. Puis j’avais trouvé la vieille sur le rebord de sa fenêtre de salon. Quatrième étage. Elle tenait fermement par le goulot une bouteille de whisky vide. J’avais réfléchi en essayant en même temps de reprendre mon souffle. Elle l’avait bu en un soir ? Je lui avais demandé si elle avait de l’eau. Elle m’avait répondu qu’elle n’aimait pas mon humour. Je lui avais dit que c’était pour moi. Elle m’avait rétorqué, je cite, qu’elle s’en foutait.

 Troisième étage. L’air frais de l’extérieur commence à se faire sentir. Je suis en nage, mes muscles me font mal et ma tête va exploser. Je retourne à ma vieille alcoolique. Je m’étais approché d’elle, elle m’avait dit de reculer. J’avais refait un pas en avant, elle m’avait dit de reculer. Je m’étais arrêté, elle m’avait demandé ce que je faisais chez elle. Comme elle avait changé de sujet, j’avais fait un pas en avant. Je pensais qu’elle avait oublié mais elle m’avait encore dit de reculer. Je n’avais plus bougé. Deuxième étage. Elle m’avait regardé, m’avait trouvé mignon. Je lui avais demandé pourquoi elle voulait sauter. Elle m’avait répondu qu’elle ne savait plus mais qu’elle voulait bien, je cite, que moi je la saute. Je lui avais dit que j’avais l’âge d’être son fils. D’accord, elle n’était pas si vieille. Elle avait pleuré. Elle n’a jamais pu avoir d’enfant. Premier étage. Dans peu de temps, je vais enfin voir l’ampleur des dégâts même si je les connais par cœur. Je me souviens que je n’avais pas totalement récupéré, là-haut. Je soufflais plus que je ne parlais. Je l’avais gentiment invitée à s’éloigner de la fenêtre. Elle m’avait ordonné de me taire. J’avais insisté en promettant d’obéir ensuite. Elle m’avait répondu par un jet de bouteille dans les jambes. Rez-de-chaussée. J’arrive au bout de mon calvaire alors que ma mémoire, elle, ressasse le tournant de l’histoire. Si j’en suis là, c’est bien à cause de ce fameux coup de sang. J’avais attrapé le cadavre et avais débuté un mouvement de renvoi à l’expéditrice. J’avais joint au colis des mots doux.

 Je passe la porte principale de l’immeuble. Les gyrophares sont en nombre, comme prévu. Les pompiers fument dans leur coin. Je n’ai pas le temps de dire ouf qu’un gradé se jette sur moi et me dit de remonter. Je regarde autour de moi et ne vois que des collègues qui ne font rien. Le gradé comprend mes yeux mais insiste malgré tout. Loin d’envisager l’insubordination, j’ose quand même lui demander pourquoi. Il me répond d’aller au seizième étage pour réparer, je cite, mes conneries. J’avoue ne pas saisir ce qui pourrait s’arranger mais j’y retourne. Je maudis l’ascenseur, le gradé, l’éclairage de la cage d’escalier, la vieille folle, et mon collègue qui doit se cacher quelque part. Je maudis aussi les pompiers qui me dépassent au pas de course, sourire aux lèvres. Cette fois, c’est décidé, je marche et je prends tout mon temps.

 « Mais t’es vraiment une grosse conne, saute donc ». Elle m’avait souri. Puis elle m’avait reproché ce tutoiement rapide, comme si elle reconnaissait le reste, et avait regardé dehors. Enfin, elle s’était jetée dans le vide. Comme si les gens m’écoutaient d’habitude… La montée est une imitation au ralenti de la descente et quand j’arrive au seizième étage, il est déjà l’heure de faire demi-tour. La vieille alcoolique avait chuté sur le balcon de sa voisine et avait tapé à la fenêtre avant de s’évanouir. Les pompiers l’emmènent à l’hôpital et je dois, avec mon collègue, les accompagner. Bref, j’ai poussé une femme au suicide**.



Notes de l’auteur : * Référence au film « la Haine », réalisé par Mathieu Kassovitz.

       ** Référence(s) non feinte(s) à la mini-série «Bref », diffusée par les Chaînes Canal + .

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