Épisode 12 - Le débarquement.

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 Il semble aujourd’hui que j’aie les faveurs de ma hiérarchie, que ma brigade me fait de l’œil et que mes collègues me vouent une admiration sans nom. Il y a encore un mois, j’étais partagé entre l’idée de rester avec eux malgré mes ambitions nouvelles ou de les quitter pour un autre service. Ne dit-on pas d’un homme qu’il devient encore plus séduisant une fois marié ? J’ai l’impression d’avoir épousé la rumeur de mon départ et de voir autour de moi mes collègues critiquer ma nouvelle femme pour mieux se vendre. Et ils ont raison, ils sont ma famille. Celle qu’on ne choisit pas vraiment, celle qu’on aime envers et contre tout, et, enfin, celle qu’on écoute même si on sait que ce n’est que leur cœur égoïste qui s’exprime. Je sais qu’ils auraient pardonné mon départ, je sais qu’ils auraient pu comprendre. Mais ce que je sais aussi, c’est que moi, je ne me le serais jamais pardonné. Parce que l’abandon, c’est mal. J’apporte tellement que je ne peux décemment pas laisser un vide aussi immense. On pensera peut-être que je ne suis pas modeste, moi je pense objectivement que je suis indispensable. Même un pauvre nain incompétent et demeuré est, par nature, indispensable puisque la famille se sera construite avec lui et autour de lui.

 Un mois plus tard, donc, ces nouvelles dispositions émotionnelles coïncident bien avec un départ, mais pas le mien. Les changements de personnel ne sont pas exceptionnels, loin de là, mais certains laissent plus de traces que d’autres et il s’agit de savoir surmonter les épreuves qu’ils engendrent. Car je vous parle du départ d’un homme qui aura laissé son empreinte dans la nuit. Je vous parle d’un parfait fonctionnaire qui n’a eu de cesse dans sa carrière de ne s’occuper que des autres, pour les autres. Ses facultés de compréhension, ses aptitudes physiques et cognitives sans limite et son appétence pour le social font de lui quelqu’un de complet. Si la politique professionnelle s’y prêtait, à l’instar de ce que l’on peut voir aux États-Unis, il n’aurait besoin de personne à ses côtés pour patrouiller dans nos rues malfamées. Les habituels invités du Commissariat ne se sont d’ailleurs pas trompés en l’appelant « le Cow-boy ». Mais je les soupçonne malgré tout d’avoir simplement transformé le tendre surnom que mes collègues et moi-même utilisons devant eux, à savoir "l’Américain". Il faudrait des heures pour le décrire entièrement mais voici quelques détails utiles qu’il faut savoir sur lui.

 Tout d’abord, l’Américain est rare. Ce qui le caractérise principalement c’est qu’il fera toujours passer l’action avant la réflexion. Évidemment, c’est tout à son honneur quand il parvient à un résultat. Cette méthode a quand même le défaut de ne pas marcher très souvent, surtout lorsque l’adversaire fait le cheminement inverse. On pourra toujours m’opposer qu’un délinquant n’a pas d’intellect, mais si on oublie de prendre en compte l’Américain comme élément de comparaison, on oublie l’essentiel.

L’Américain est capable à lui tout seul de générer suffisamment de frustration et de colère pour qu’il puisse ensuite passer pour une victime. Il jongle à merveille avec les mots. Tantôt il adresse des propos mesurés à l’encontre de ses collègues, tantôt il est vindicatif et emploie un langage familier à l’adresse des jeunes voyous de quartier. Il justifiera ensuite ce choix de langue en expliquant qu’il s’adapte juste à son interlocuteur et que si les choses ont mal tourné c’est principalement à cause de celui-ci.

L’Américain sait parfaitement écrire le nom de celui auquel il s’oppose. Il aura par contre beaucoup plus de mal à se souvenir avec qui il travaille main dans la main. Non pas qu’il ne s’y intéresse pas, disons plutôt qu’il considère que son propre nom est celui qu’il faut retenir en priorité. L’Américain est aussi un dur rêveur, intéressé principalement par les voitures et par les femmes. Femmes qui ont l’avantage de pouvoir nier la réciprocité de l’intérêt, contrairement aux voitures souvent soumises aux fautes de goût.

La sincérité et l’honnêteté sont des concepts étrangers dans le cadre professionnel de l’Américain. Pour lui, la vérité est bien moins importante que le sort du jeune délinquant qu’il espère envoyer sur la chaise électrique. De plus, lors d’une légère altercation verbale, vous ne pourrez pas non plus lui demander ce qu’il pense de quelque chose ou de quelqu’un car il vous répondra à coup sûr, pour ne pas se mouiller davantage, qu’il a des problèmes familiaux. Compréhensif, vous vous excuserez alors d’avoir posé une question très maladroite en regard du contexte social actuel, ou de la température de l'eau.

Si l’Américain ne fait jamais d’erreur, il lui arrive quand même d’être accusé. Instinctif, consciencieux et impartial il saura à chaque fois diriger l’enquête vers le véritable coupable, à l'aide de la tactique dite du "c'est pas moi, c'est l'autre". Ainsi, suite à une incompréhension orale (en tête à tête ou via le matériel de télécommunication), il pointera une fois sur deux du doigt, soit le matériel, soit la qualité de dialogue de l’interlocuteur. Enfin, l’Américain plie mais ne rompt pas devant les difficultés. Par exemple, il sera juste malade pendant une semaine sitôt qu’on lui dira non.

 Habituellement je ne suis pas pour distribuer des louanges à outrance mais quand vient la fin d’une grande histoire, il me parait essentiel d’exprimer son ressenti. Il est de mon devoir de prévenir le service dans lequel l’Américain se dirige, qu’ils accueillent en leur sein un être des plus exceptionnels. De son côté, la merveilleuse brigade nocturne a donc dit au revoir à un membre inestimable. Si un remplacement futur est prévu, personne ne sait si l’Américain sera remplacé à sa juste valeur. Malgré tout, quelques jours sont déjà passés et personne n’est en état de manque. L’Histoire a bien retenu sa flopée de services rendus à la Nation. Mais plus que toute autre chose, elle retiendra sûrement son débarquement comme étant le seul service important. À croire que l’Américain n’était pas si indispensable que ça. À croire que le pauvre nain incompétent et demeuré n’est pas obligé de faire partie de la famille, quand bien même il aurait été généreusement recueilli par elle pendant un certain temps.

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