Épisode 8 - Voyage en eaux troubles.

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 Que vas-tu faire, bonhomme? Tu veux être un homme et tu n’oses pas me faire face? Où vas-tu pouvoir aller ? Je ne suis que le prolongement de ton ombre, ou devrais-je dire de votre ombre? Peut-être que cela vous dérange tant de familiarités, nous pourrions en discuter ?

 Voilà deux minutes que je cours derrière ce jeune de quartier, cet adolescent en échec scolaire, ce gamin laissé pour compte par les instances politiques, ou que sais-je encore. Tard dans la nuit, je doute encore que quiconque soit responsable de sa sortie nocturne, si ce n’est évidemment ses parents en manque total d’autorité, ou tout simplement en manque de bon sens. Le souffle de plus en plus court, je continue d’alimenter le monologue. Je me surprends malgré tout à accélérer un petit peu dans sa foulée, au point que le croche-pied devienne enfin l’évidence.

 L’évidence, quand on court, n’est pas vraiment la même que celle qui surgit à tête reposée. Car je me dis bien trop tard que la Seine n’est pas loin. J’attends toutefois un endroit herbeux pour agir, histoire de ne pas trop abîmer notre Forrest Gump de cité. Geste parfait, exécution artistique de haut niveau, le fuyard fait un magnifique soleil sur la pelouse fraîchement arrosée par la généreuse municipalité. Si la chute est magnifique, la réception n’en est pas moins exemplaire, et me voilà surpris lorsque celui-ci repart de plus belle en se rapprochant dangereusement du bord de l’eau. N’ayant pas peur des clichés, je le préviens qu’il sait mieux courir que nager, et que, de ce fait, il serait idiot de prendre le risque de se jeter à l’eau. De plus, je lui indique que la Seine est interdite à la baignade et qu’ajouter ce grave délit à sa liste de méfaits serait un acte impardonnable. L’argumentaire vaut ce qu’il vaut mais je pense sincèrement qu’il va se laisser convaincre.

 N’ayant pas peur des clichés, celui-ci me répond qu’il a peur, que je vais le taper et que je vais lui voler son argent. Argent qu’il a lui-même volé à une vieille femme qui rentrait chez elle après une interminable partie de bingo. De plus, il m’indique que s’il nage, je n’aurais pas assez de courage pour le suivre. Je lui accorde mentalement un point de bon sens et m’approche de lui, celui-ci ayant cessé sa course. Il me menace une nouvelle fois de se jeter à l’eau, comme s’il comprend d’un coup le danger, et comme si sa vie pouvait m’importer. En bon fonctionnaire, je fais comme si c’était le cas, et je stoppe ma progression. Je dois bien avouer qu’une pause me fait le plus grand bien. Ce cadre idyllique où les rayons lunaires se reflètent magiquement sur l’eau amplifie l’état de grâce dans lequel je suis. Rien ne peut m’arriver, mais je ne peux pas en dire autant du garnement qui me fait front.

 Après quelques minutes de palabres qui n’ont d’intérêt que de m’aider à reprendre mon souffle, et le jeune n’ayant toujours pas décidé de déclarer forfait, je lui annonce que je prends congé de lui et lui précise que mon collègue, que j’entends arriver derrière moi, sera bien moins compréhensif que je ne l’ai été. Comme pour me montrer sa sympathie et me demander de rester, mon interlocuteur se retourne et plonge dans l’eau grouillante de vestiges inconnus. C’est le moment choisi par mon collègue pour arriver. Sans avoir entendu un seul mot de la conversation, il me dit dans un soupir que je n’aurais pas dû le provoquer et que j’aurai sûrement des problèmes. Je préfère lui sourire et, mieux que les problèmes, j’opte pour les honneurs. Sans perdre de temps en discours inutiles, je grimpe dans un zodiac laissé au hasard du quai. Malheureusement emporté par mon envolée héroïque, j’ai oublié de vérifier que des rames se trouvaient dans l’embarcation. Le bord étant déjà hors de portée, je me résigne à utiliser mes bras pour me diriger vers le suicidaire. Suicidaire qui réitère son envie de me revoir au plus vite en agitant les bras pour que je le voie mieux dans le noir.

 Rapidement à sa hauteur, j’essaie tant bien que mal de l’agripper. Celui-ci, étant ravi de me retrouver enfin, veut m’enlacer tendrement et manque de peu de me faire tomber à mon tour dans l’eau nauséeuse. Je lui fais comprendre qu’il ne m’aide pas en agissant de la sorte, ce à quoi il répond que je ne l’aide pas vraiment quoiqu’il fasse et que je devrais mettre un peu plus d’entrain pour le faire monter à bord. Il me demande de ne pas faire la péripatéticienne et de bien vouloir accéder à sa requête. Je lui fais signe de ne pas bouger, lui attrape le bras et le tire vers moi tout en poussant sur mes jambes déjà bien usées par la course et par l’adrénaline. Sur le quai, mon collègue mime les gestes qu’il aurait fait, et crie via la radio comme s’il était lui-même en danger de mort. Il me semble même l’entendre prévoir ma future noyade, dans un désespoir sans nom.

 Je ne me laisse pas abattre par ce que prévoit le Nostradamus bleu et continue de pousser sur mes jambes en feu. Dans un dernier effort, nous parvenons enfin à nous unir sur le zodiac. Collés l’un à l’autre, je ne perds pas mon sang froid et profite de son état de soulagement pour lui mettre les menottes. Il respire difficilement mais laisse échapper un remerciement mélangé de mépris. Je regagne la terre ferme avec l’aide de mon collègue, fier comme un coq et qui vient de s’attribuer par radio le mérite du sauvetage. J’enlève les menottes au petit délinquant pour qu’on ne me reproche pas un excès de zèle et attends, pied sur mon gros poisson, que les secours arrivent. Il semblerait que le voleur va s’en remettre mais un passage dans la Seine rend obligatoire une visite à l’hôpital, et je compte bien l’y accompagner, par peur d’y laisser mes bras. Le voleur de vieille dame recouvre assez vite tous ses esprits et commence déjà à préparer sa défense. Il me soutient qu’il n’a rien fait et que je n’ai qu’à le fouiller si je ne le crois pas. Je ne me donne pas la peine de le faire, le larcin étant déjà bien au fond de la Seine, et je laisse mon nouvel ami faire son monologue. La boucle est bouclée.

 À l’hôpital, on m’indique que le contact de l’eau pourrait irriter ma peau, je me retrouve donc avec un traitement médicamenteux sur le dos mais j’aurai tout loisir de bien le prendre durant mes vacances qui arrivent d’heure en heure. Le reste de la nuit, outre les quelques remarques désobligeantes de mon collègue qui aurait sans aucun doute fait mieux, j’ai droit à une flopée de félicitations. Qu’il est loin le temps où je n’étais qu’un simple stagiaire polyvalent, et que de chemin parcouru depuis que je sais presque tout faire. D’ici peu, je deviendrai certainement une référence, si les problèmes ne reviennent pas me coller de trop près. Espérons simplement que les vacances ne m’auront pas rouillé.

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