Épisode 5 - Grandes personnes.

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 Il arrive parfois qu’on sache à l’avance ce qu’il va se passer. C’est d’ailleurs dans ces moments-là qu’on se demande pourquoi on n’a pas joué au loto. Peut-être qu’il faut mettre ce phénomène sur le compte d’un visage qui parle de lui même, ou simplement sur un sens inné de l’observation. Toujours est-il que je sais très bien ce qu’il va se passer quand le véhicule dans lequel je suis embarqué se retrouve à côté de celui d’une conductrice prudente. Nos regards se croisent, mes mains font signe de s’arrêter et, pourtant, elle continue, le regard porté maintenant sur la route. Ce que j’ai vu dans ces yeux, ne laisse pas de doute : elle va nous donner du fil à retordre. La voiture qui circule n’est pas vraiment le problème, un coup de volant pour se garer devant elle et la voici arrêtée. Nous descendons de voiture pour constater qu’elle a déjà coupé le contact, qu’un homme est assis à côté en train de finir sa bière, et qu’elle descend de la voiture à son tour, sensiblement énervée. Voilà donc le problème que j’avais prévu ; nous sommes en face d’une emmerdeuse qui n’aime l’autorité que si elle l’exerce. Alors que je lui souris pour lui souhaiter bonsoir, que j’enchaîne sur une présentation succincte de ma personne, elle oublie toute règle de dialogue et se lance dans un monologue dont seules les femmes ont le secret.

 Il faudrait que j’enlève ce sourire de mon visage, parce que, je cite, ce n’est pas le meilleur moyen de faire chier le monde. Il faudrait que je la laisse partir, que mon abus de pouvoir n’a d’égal que mon arrogance, et qu’elle connaît du monde. Il faudrait que je sois le dernier des idiots pour croire que je vais pouvoir faire quelque chose d’elle, vu qu’elle n’a rien fait. Il lui parait évident que je me suis trompé de métier et qu’elle va, sous peu, me remettre sur le bon chemin en m’ôtant le pouvoir de ma profession. Parce qu’elle est écoutée de grandes personnes de sa connaissance. Il lui semble nécessaire de le répéter car je ne me montre pas plus enclin à l’écouter. Ce qui, cela va de soi, lui prouve une fois de plus qu’il manque un peu de lumière dans mes étages. Pendant que je prends note des menaces qui pèsent sur mon futur, je laisse le soin à mon collègue d’entreprendre une conversation des plus trépidantes avec le passager, visiblement ivre depuis le début de la journée. De là où je me trouve, de mon côté de la voiture, ma vue gênée de surcroît par la furie qui se trouve devant moi, je perçois de légères bribes de leur conversation. Je crois d’ailleurs que j’ai perdu le fil de mon propre entretien tant mon interlocutrice ne semble pas disposée à comprendre le préfixe « inter » du mot. Je me laisse donc bercer par les propos alcoolisés de cet ami bourré, sympathique au demeurant. Lorsque la conductrice finit par lui dire de la fermer je comprends mieux son état. Il s’est enfermé dans une vie de couple avec elle et il a bien fallu qu’il s’en échappe, d’une façon regrettable mais justifiée.

 Cette parade amoureuse terminée, je replonge mon regard dans ses yeux. Ceux-ci me disent d’aller volontiers me faire voir. Le meilleur moyen de se faire étant de rester en contact visuel, je décide de rester là, ce qui a le don d’exaspérer la quadragénaire mal baisée. Peut-être ai-je donc mal saisi le sens de l’expression, mais j’aimerais bien qu’elle me voit, elle, si elle y tient tant. Peut-être que je vais avoir enfin le droit de m’exprimer. Dans un court silence, je décide de placer une phrase. Je lui signale qu’elle a grillé un stop et que… Celle-ci me coupant la parole, je me dis qu’elle doit connaître la fin de mon intervention. Quand je m’aperçois qu’en fait, elle veut juste nier les faits, je commence à avoir un doute. J’essaie donc de rajouter qu’il lui manque un feu arrière.

 Évidemment, pour un feu qui ne marche pas, la police est très présente mais quand il faut aller dans les quartiers pour faire chier les arabes, il n’y a personne. Habitué par ce genre de remarque, j’ignore l’attaque et lui soumets l’idée de souffler pour vérifier qu’elle n’a pas bu. Les grands comiques savent généralement ce qui fait rire, et construisent donc leurs sketches en fonction. Moi qui ne suis rien qu’un fonctionnaire qui n’a d’originalité que par mon nom de série télé, je ne me rends pas compte du talent que je peux avoir. La ménopausée n’a pas l’air d’avoir pris au sérieux ma remarque et ne s’attend pas à expirer réellement dans l'appareil. Mais l’idée a l’air de lui plaire. Je lui enfonce donc dans la bouche l’éthylotest et admire son souffle court. À plusieurs reprises, mauvaise volonté oblige - ou fou rire non retenu, qui sait - il s’avère que celle-ci manque cruellement de coffre. Nous ne pouvons donc pas vraiment dire si elle a bu, même si son comportement est nettement suspect.

 Je lui propose, dans le doute, de venir au poste de Police pour souffler dans un autre appareil et lui indique qu’il est dans son intérêt de nous suivre. Madame, en ayant assez vu pour la soirée, ne compte pas accepter de nouvelles invitations et préférerait aller dormir. Et comme elle n’a pas bu, elle refuse catégoriquement de nous suivre, sa bonne foi étant un gage de... Bonne foi. Je ne suis pas vraiment pour la violence mais quand je lui dis qu’il va quand même falloir qu’elle vienne avec nous, et qu’elle commence à gesticuler comme un pantin en criant à tue-tête que j’aurai des problèmes et que les grandes personnes me feront perdre mon travail, je décide, sur autorisation de l'Officier de Police Judiciaire de permanence joint téléphoniquement, de la menotter. Comme je peux, de préférence par les poignets, mais l'air ambiant sent la poudre. Il faut dire que le quartier n'est pas des plus accueillants, des bouteilles commençant à s'éclater autour de nous. La vieille peau enfin maîtrisée, je la jette en urgence dans la voiture de police pour décamper prestement. Son ami rentre à pieds chez lui et mon collègue rejoint l’hystérique sur la banquette arrière.

 Arrivés au commissariat, il me parait évident que je vais bel et bien perdre mon boulot. D’une parce que la contrevenante continue de le dire, et de deux parce qu’elle ne m’a pas menti, celle-ci le prouvant en arrivant à souffler pour la première fois de sa vie, semble-t-il. Il faut dire qu’en plus d’une belle perte de temps, elle va se délester de quatre-vingt dix euros pour avoir grillé un Stop. Rien de réjouissant pour elle, donc il faut bien qu’elle rejette la faute sur quelqu’un. Et qui de mieux placé qu’un autoritaire petit fonctionnaire de l’État, qui se fait dessus devant les jeunes de quartier ? C’est là qu’on voit qu’il n’y a qu’un pas entre le rôle de bourreau et celui de victime. Malgré tout, le chômage n’est pas prévu pour tout de suite, j’aurai encore le temps de profiter de mon pouvoir, de mon arme de service et de mes menottes pendant un petit moment. C’est la peur au ventre que je prends quand même congé de ma tête de turc du soir en lui déclarant, pour masquer ma nervosité légendaire, que j’espère avoir rapidement de ses nouvelles. Celles-ci ne se font d’ailleurs pas attendre. Quelques jours plus tard, les ennuis continuent... 

À suivre…

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