Épisode 2 - Infraction légitime.

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 Délesté du pouvoir d’investigation scientifique, je redeviens simple commun des mortels, tantôt « sac de sable », tantôt chauffeur de luxe. Confronté à des problèmes de société tels que chiens errants, piliers de bars perdus et autres transsexuel(le)s en quête de voitures accueillantes, je circule au fil des nuits à travers les immenses rues de la mégalopole dorée. Parfois le train-train quotidien est perturbé par la perle rare. La star de l’écran, le conducteur de compétition, celui qui bat des records sans s’en rendre compte. Dans des circonstances encore suspectes, tant le feu rouge n’était pas évident à voir, nous décidons de mettre un terme à la course effrénée d’un scooter, lancé à plus de 10 km/h dans l’intersection à angle droit qu’il vient de souiller de ses pneus.

 Évidemment celui-ci a vu le feu rouge, puisqu’il s’y est arrêté comme on s’arrête à un stop. Mais la nuit, la signalisation routière ne semble pas être la même. Ainsi le feu rouge devient stop, et la priorité à droite devient optionnelle. Évidemment qu’il n’a pas ses papiers sur lui puisqu’il sait très bien comment il s’appelle. Pourquoi s’encombrer de paperasses quand sa parole suffit. Il est évident que le scooter est assuré, il faudrait être stupide pour ne pas l’avoir fait et il a les preuves de ce qu’il avance… chez lui. Évidemment que monsieur est dans son droit de franchir un feu rouge comme celui-ci. Il invoque un problème d’organisation urbaine, nous soumet l’idée d’écrire à la mairie dont dépend ce carrefour et dont les feux sont beaucoup trop longtemps arrêtés sur la position rouge vif, et tout ça, dans le seul but de le faire chier, Lui. Évidemment, il reconnaît ne s’être arrêté que deux secondes devant, mais il sait de source sûre que ce feu n’est pas « normal », car, au regard de sa grande expérience routière, aussi loin que ses trois ans de permis lui permettent de se souvenir, il n’a jamais vu un feu aussi long dans toute la région. Il nous conseille à nouveau d’en référer à la mairie pour faire quelque chose, afin d’éviter de nouveaux mécontentements.

 Prenant le problème très au sérieux, je lui soumets à mon tour l’idée de le faire lui-même, mon expérience étant moins soutenue et sa sagesse étant plus à même d’être entendue. Alors qu’il refuse gentiment la proposition en justifiant qu’il n’habite pas ici, et alors que de mon côté je cherche donc le rapport entre le refus et la raison donnée, il lui est signifié amicalement qu’il fait l’objet d’une verbalisation. Autant dire qu’il a 90 euros de bonnes raisons de continuer à se plaindre. Dans un souci d’entente cordiale, je reste avec celui-ci pour le soutenir psychologiquement. Cette idée, professionnellement bonne, s’avère ne pas être dans l’ensemble une réussite. Alors que d’un côté, l’un voudrait bien donner dans la vulgarité non contenue, de l’autre, le fonctionnaire, toujours digne et sérieux, tente tant bien que mal de donner des cours de conduite, faire des leçons de morale et ce, avec un sourire charmeur. Évidemment toujours, le verbalisé ne s’essaie pas à l’insulte, non pas qu’il soit lâche, mais par intelligence non feinte. Il préfère donner dans la critique pure et dure. Celle qui peut aussi bien s’adresser aux pontes du gouvernement qu’à ses sous-fifres que nous représentons, nous les marionnettes de l’État. Ses arguments ne manquant pas de saveur, je décide de le remercier de payer mon salaire, celui-ci étant soumis à ses bonnes grâces d’après ce qu’il dit ouvertement. Les âmes charitables étant généralement modestes, je reconnais que, sur le coup, ma déception est grande de le voir étaler son argent comme cela. Les bons comptes faisant les bons amis, je décide malgré tout de lui pardonner cet écart.

 Le fonctionnaire n’est généralement pas pressé quand il est en si bonne compagnie. Le contrôle s’éternisant quelque peu, je m’expose donc à cette remarque fatale emplie de rancœur : « vous n’avez rien d’autre à faire ». S’il suffit bien d’une pièce pour faire fonctionner un juke-box, tout bon fonctionnaire possède en guise de pièce sa phrase fétiche. Me voilà lancé dans mon exercice préféré qui consiste à faire comprendre à mon nouvel ami qu’il a tout à fait raison. Je ne sais pourquoi, l’interlocuteur n’y croit jamais, même si j’insiste. J’argumente donc pour le convaincre définitivement, et lui fais remarquer que si nous sommes là, évidemment nous ne sommes pas ailleurs où on pourrait avoir besoin de nous. Je continue en lui faisant part de notre difficulté à recevoir des appels, tant notre image pâtit de nos comportements abusifs. Je lui avoue que verbaliser quelqu’un qui franchit un feu rouge est tout bonnement scandaleux, les accidents mortels étant bien moins nombreux que les retards pour le repas du soir. C’est alors que je le laisse évoquer notre abus de pouvoir sur les pauvres gens comme lui alors que, d’un autre côté, notre peur nous empêche de nous confronter aux vrais méchants des quartiers. Évidemment, je ne peux que lui donner encore raison. Je lui précise d’ailleurs que j’ai attendu de le voir ôter son casque avant de décider de le verbaliser. C’est son gentil visage blanc qui m’a définitivement convaincu de sa culpabilité. Je lui confie, en sus, que s’il était né dans un quartier, il aurait eu plus de chance dans la vie : finis les délits de sale gueule, finies les discriminations et, surtout, finies les verbalisations pour franchissement de feu rouge.

 En bon champion du monde qui se respecte, le persécuté des routes ne se rend pas compte des énormités qu’il peut dire, et, souvent, comme pour porter le coup de grâce, il prend un air de grand seigneur dont l’ouverture d’esprit ne fait plus doute et fait savoir qu’il ne dira plus rien, tant que son interlocuteur restera aussi obtu. Puis il ajoute qu’il assume tout, sans pour autant reconnaître l’infraction sur son timbre-amende. Je lui concède que cette conversation était effectivement très évocatrice, les gens qui assument ayant pour habitude de s’attarder sur la chose. Monsieur remonte alors sur son scooter, et, plein de courage, alors qu’il tourne la clé de contact, déclare qu’il est diplomate et que j’aurai des problèmes, pauvre petit agent que je suis. Après concertation avec mon collègue, même s’il me semble que la courtoisie fut au rendez-vous, nous décidons que, les prochaines fois, je verbaliserai, pendant que lui fera la conversation.

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