Les spires du chaos se déchirent dans un râle d'agonie

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J'en viens maintenant au fait qui nous occupe. L'arrivée de cette chose. Il m'est impossible de lui donner un nom, malgré les efforts que j'ai pu faire pour nommer cette chose, aucun mot existant ou inventé ne peut seoir à ce qui provoqua la destruction de ma province.
Remettons tout d'abord les choses dans leur contexte. L'atmosphère elle même semblait se préparer à sa venue ce jour là. Peu de temps avant, nous avions vu les éléments se déchaîner de façon incompréhensible. Les arbres dépérissaient et se desséchaient à vue d'œil. L'air se chargeait d'électricité. Des vents violents arrachaient l'herbe à la terre. Il pleuvait depuis les nuages rouge sang qui camouflaient le ciel, mais cette pluie n'était pas faite d'eau. Cette pluie était acide. Et c'est au moment où, dans un déchaînement de violence de la part des éléments, les pluies acides s'abattaient à l'horizontale, qu'il est apparu.
Moi et mes soldats étions sortis, en armes. Nous revenions d'exterminer une bande d'agitateurs fous, lorsque subitement le voile de la réalité se déchira. Une lumière rouge ardente perfora l'espace. Je suis sûr de ce que j'avance, car je vis la réalité même onduler, et cela suffit à ce que mes yeux me brûlent. Puis subitement apparut la chose.
Comment décrire ce que je vis? Tout d'abord, je ne le vis pas. Mes yeux ne pouvaient renvoyer à mon esprit cette image, car elle défiait toutes les lois de la nature, de la physique, et de l'univers. Un vide blanc me brûla la rétine et une silhouette noire masqua ma mémoire, car mon esprit ne pouvait tolérer une incohérence telle que celle qui se trouvait devant moi. Pourtant la chose était bien là, et je la devinais. Je la voyais sans la voir, son être transpirant par tous les pores, mes yeux voyaient son essence, et une image se formait malgré moi dans mon esprit, malgré que tout dans mon corps me hurlait de ne pas chercher à l'imaginer.
Je ne le vis pas, mais je puis dire certaines choses sur son aspect, du moins je le crois possible, bien qu'une telle chose soit tout sauf aisée. Il n'y avait qu'un conglomérat de miasmes et d'horreurs invisibles à l'œil. Des formes qui n'étaient tout simplement pas faites de la matière de notre monde, et qui par ce fait ne pouvaient être perçues par mon être. Un corps fait à la fois de brumes organiques et de matière tentaculaire gesticulant en appelant au son d'un cri discordant qui encore maintenant hante mes pires cauchemars. Un amas de pus et d'écailles hérissé de bouches, de gueules et de mandibules s'agitant de concert comme des prédateurs sanguinaires à l'affût d'une proie.
Et à sa vision, il n'est aucun d'entre nous qui sut se retenir de pousser un cri de terreur. Les chevaux comme les hommes s'affolèrent. Cependant, j'avais les yeux rivés sur la chose. La peur avait atteint un point tel que mon sang s'était glacé, et la panique me paralysa tous les muscles.
C'était grand. Immensément grand. Je ne saurai dire quelle taille, mais sa silhouette se dressait dans mon champs de vision plus haut que n'eut été celle d'une forteresse.
Ça avait plusieurs têtes. Du moins ce que je pense avoir pu identifier comme des têtes. Mais sûrement dans mon esprit limité ai-je cherché à donner un sens à ce qui n'en avait pas. En tout cas, la chose avait des têtes, si tant est que l'on puisse malgré tout les considérer comme des têtes; bien qu'elles en soient sans aucun doute. Ou plutôt l'on pourrait dire que la chose avait ce que l'on pourrait considérer comme des têtes, mais qui assurément n'en étaient pas. Je m'aperçois que ce que je dis est contradictoire, et c'est effectivement ce que j'ai pensé à cette vue.
Il y avait des têtes grandes et d'autres petites, mais quatre d'entre elles étaient les plus visibles car étaient les seules à m'évoquer des notions connues ou possibles à décrire. L'une d'entre elle était la tête d'un oiseau. Sans doute un corbeau difforme ou un vautour couvert de plumes chatoyantes d'un bleu irisé parcouru d'éclairs changeants. Ce plumage prenait des reflets verts, mauves ou turquoise, et jetait des éclairs multicolores qui semblaient incinérer l'air autour de lui. Une autre tête était, ou plutôt ressemblait vaguement, à la tête d'un taureau. Du moins est ce l'image qui me vient à l'esprit en y pensant, mais à la vérité cette chose n'avait pas grand chose à voir avec un taureau sinon une paire de longues cornes pointues orientées vers l'avant et un mufle rageur au dessus duquel étaient enfoncés deux yeux petits et flamboyants de rage. La gueule sans lèvres dévoilait d'atroces crocs. Le seul souvenir me fait frissonner. C'était une mâchoire hideuse et noirâtre aux crocs ciselés. S'en échappait un mugissement monstrueux qui semblait appeler au massacre. La troisième tête était une sorte de tête humaine féminine, mais à la peau d'un rose pétant sécrétant des miasmes verts. Des choses que je crus reconnaître comme étant des cornes, jaillissaient du crâne décharné. La gueule souriait en sifflant de sa langue fourchue. La dernière des quatres têtes, était une tête de crapaud verdâtre. Sac de miasmes putrides, vomissant en continu un flot vert et immonde.
Je ne sais ce que fit la chose, mais après le choc de sa vision effroyable, il nous fallut tenir une autre épreuve, celle de son cri.
Nos pensées elles même étaient affectées. Nous entendions tous des hurlements qui ne venaient de nulle part. J'entendis des milliards de voix discordantes qui griffaient l'intérieur de mon crâne, comme pour le faire éclater. Bon nombre de gens se jetèrent à terre en hurlant tandis que l'on pouvait voir leurs yeux changer de couleur. Des mutations illogiques touchèrent tous les humains alentours. Pour ma part, c'est alors que mes cheveux sont subitement devenus blancs. Mais je vis des hommes recevoir des cheveux bleus, roses, turquoises, ou vermeil. Je m'en tirai à bon compte.
Tous détournèrent le regard de cette abomination. Sa seule vue créait en nous un désordre au sein du fondement même de nos esprits. Reconnaître l'existence d'une vision telle que le plus absurde des cauchemars n'aurait su la créer, c'était la plus sûre manière de devenir fou.
Peut être suis-je bel et bien fou, car je ne détournais pas le regard.
En voyant cette montagne d'immondices indicibles dont la structure tentaculaire se tordait en un enchevêtrement chaotique d'horreurs immondes et de miasmes chaotiques. Une pensée instinctive se forma en moi : c'était que cette chose abjecte que j'avais sous les yeux répandait dans son sillage une corruption tangible, une corruption qui infectait la réalité même, se collait à elle comme une maladie, et se répandait autour de l'abomination en corrompant les êtres qui l'approchaient. Je ne sais comment je compris cela, mais je le compris aussitôt, et il ne fit aucun doute que la chose était bien la source de cette corruption.
Quelque chose dans mon cœur s'éleva contre cette corruption impie. Une part de moi même sut qu'il était vital de tuer cette chose. De la tuer vite avant qu'elle ne répande sa corruption. C'était vital non pas pour ma survie, mais pour celle de notre réalité elle même que j'avais vu se corroder à l'arrivée de la chose.
Mes hommes étaient terrifiés au delà du définissable. On ne peut pas parler de terreur à ce stade, c'était à peine si la peur qui s'emparait de leurs corps n'était pas une force physique susceptible de les broyer entre ses griffes.
Pas un homme ne tint la position. Après un instant d'une stupeur débilitante, les hommes se retournaient et détalaient en hurlant comme des déments. Moi, seul, fou, et pourtant bien terrifié, je ne fuyais pas. Je me répétais qu'un chevalier ne pouvait pas reculer. Je n'avais pas le droit de reculer. Une telle chose m'était interdite.
Que pouvais je faire? J'exhortais mes hommes à revenir. À prendre position pour le combat. Mais aucun des mots qui sortit de ma bouche ne parut les atteindre. Pas même un regard ne fut lancé dans ma direction. Et tandis que notre formation s'effondrait, je voyais le ciel lui même s'effondrer sur la terre dans des chatoiements orangés brûlants qui tombaient en spirale.
Je ne comprenais rien, mais tout mon être me hurlai que si je tuai cette chose, le cauchemar prendrait fin.
Timidement, et toujours le visage figé en direction de la chose, je portait ma main vers mon pistolet que je levai lentement avec hésitation.
Ma main tremblait. Tout mon bras tremblait. Ils tremblaient tant en fait que cela semblait presque absurde, jamais je n'eu cru qu'il était possible d'être agité de tremblements aussi violents et intenses. Je ne l'aurai jamais cru possible chez un homme, encore moins chez un soldat, et surtout pas chez moi.
Mes doigts tremblaient tellement que j'étais incapable d'appuyer sur la gâchette. Finalement, l'arme me glissait des mains, et quand elle touchait le sol, je hurlai, épouvanté.
J'avais failli. Moi. Un chevalier commandeur de division. Je me mis à pleurer, et pourtant mon visage était toujours aussi figé par la présence de cet infâme immondice dont l'horreur avait happé mon regard ainsi peut être que mon âme. La panique cognait dans mon cœur. Je hurlai encore et toujours. Mais je ne fuyais pas. Mes jambes auraient été incapables de faire quoi que ce soit.
Mon cri était ininterrompu. La chose commença alors à se mouvoir. Du moins je le pense. Cette vision dépassait de loin l'horreur que j'avais pu imaginer jusque-là. À la vue de cette masse de miasmes atroces se faisant et se défaisant dans un chaos inextricable de tentacules abjectes qui rampaient comme d'infâmes limaces suintantes de pus dégageant une odeur pestilentielle d'immondices putrescents, je ne pus plus longtemps supporter cette vision. Il me semblait que l'effort de mon esprit pour imaginer l'image de quelque chose d'aussi inconcevable était en soi en train de brûler l'intérieur de mon crâne et de faire éclater mes veines.
Saisi de démence, ou au contraire d'une conscience nouvelle, je portais les doigts à mes yeux. Et pour supplier l'univers de m'épargner une vision aussi atroce, j'enfonçais mes ongles dans mes orbites et je m'arrachais les yeux.
Tout en hurlant de douleur, je remerciais le ciel de m'avoir accordé cette providence, car l'image disparut et je ressentais un immense soulagement. Je sentais un souffle putride et brûlant passer sur moi, mais je m'efforçais d'effacer la panique en me persuadant que tout cela n'était pas réel. Pourtant la chose était bien là, se tordant en crissant de tous ces hurlements qui étaient autant de blasphèmes envers l'existence même. Sur l'instant du moins, je décidais que cela ne pouvait pas êtres vrai. Libéré de la tyrannie des yeux, je reprenais enfin mon souffle.
C'est alors qu'une lumière perça le voile de ténèbres dans lequel j'étais. Mes orbites vides me renvoyèrent l'image d'un trait de lumière bleutée. Je ne sais comment une telle chose est possible, mais je la vis en étant aveugle, et je sentais que c'était le signe de l'espoir. Je poussais un cri de joie, comme une lance de lumière pourfendait la créature.
C'est du moins la seule explication que je trouve à ma survie.
Je crois que je perdais connaissance à ce moment là. À mon réveil je fus paniqué par ma cécité, et assailli par les images cauchemardesques qui remontaient de ma mémoire.
Depuis que j'ai été interné, sur vos ordres votre majesté, je pense que les choses vont mieux dans ma tête. Je parviens en général à tenir à distance les visions de ces souvenirs. Mais vous comprendrez que faire ce récit n'aura pas été chose aisée pour moi. La douleur physique que suscite chez moi ce souvenir abominable est une souffrance intolérable. Je m'efforce toujours de l'oublier, mais c'est impossible. Pour autant que je ne suis pas encore devenu un légume, il y a des choses que je ne puis mettre de côté. La perte de mes yeux, la mort de tous mes hommes, et la destruction de toute ma province.
Je me doute bien que vous ne pouvez décemment pas croire mon récit, mais je sais ce qui s'est passé ensuite. J'en ai été informé. Et quoi, sinon la chose que j'ai vu, aurait été capable, par sa seule existence blasphématrice, de tuer tout humain dans la région en ne laissant que des flaques de sang et des entrailles écumantes après que les hommes rendus fous par on ne sait quelle sorcellerie se soient entredéchirés dans une orgie de violence défiant l'entendement ?
Votre majesté, je suis conscient de l'absurdité de ce que j'avance, mais il nous faut prendre en compte qu'il existe en ce monde des puissances que nous ne comprenons pas et dont nous ne savons rien, capables de commettre des atrocités d'une ampleur stupéfiante. Nous ne savons pas comment les combattre, mais la question se doit d'être étudiée. Mon âme de militaire me fait dire qu'il est vital pour la survie de notre royaume, et peut être même oserais-je dire de l'humanité entière, de se pencher sur la question et d'étudier ces abominations pour mieux les combattre. Songez aux ravages qu'a provoqué la chose que j'ai vu, avant et après sa venue, alors que sa présence dans notre réalité n'a pas duré plus d'une heure. Et au fond de moi, j'ai l'indicible sentiment que cet être précis n'est pas mort, qu'il s'est simplement retiré pour mieux revenir.
Je ne sais comment les vaincre, mais vous implore, votre majesté, de prendre mes mises en garde au sérieux. Rien d'autre ne me retient plus à cette vie marquée par le sceau de la corruption et du cauchemar. Quand je saurai que vous êtes au courant de la menace qui pèse sur nous, je pourrais enfin mourir.

Soyez assuré de ma totale loyauté envers votre royale personne.

Lettre au Roy Louis quinzième, de France. Écrite par un pensionnaire anonyme depuis l'asile de Charenton.

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