Chapitre 12 - "Ton démon n'est pas un dieu"

9 minutes de lecture

  Quatre jours de repos intensif pour les enfants. Quatre jours aussi pendant lesquels ils avaient réfléchi à un moyen de contrer le tournoi et de faire sortir le dragon prisonnier de l’intérieur de l’arène. Ce soir-là, ce fut la veille du tournoi.

   À l’occasion, le roi, jovial comme toujours (c’était surtout pour afficher une bonne image de lui) invita un grand nombre de hauts placés qui allaient, le lendemain, assister au tournoi. Le tournoi fatidique : celui qui classerait le prince Karma au même niveau que son père. Il fallait avouer que le jeune garçon avait le trac. En effet, il avait entendu la description que Fiona avait donné du dragon qu’il allait affronter ; il craignait désormais de se confronter à lui.

   Le roi avait gentiment accepté que Lissandru et Fiona participent au festin. Aussi, le prince avait réussi à négocier les premières places pour le tournoi. Il ne voulait pas vanter ses mérites, loin de là ; mais il ne trouvait pas de réponse à ce choix-là.

   Les repas furent servit, les monarques, le roi, et bien d’autre, discutèrent le long de la table qui devait compter pas moins de cinquante places. Lissandru et Fiona étaient assis côte à côte. Leurs assiettes comprenaient légumes, viandes rouges, et leurs verres, un liquide d’une couleur plutôt étrange. Lissandru sentit le contenu : c’était piquant et son nez se fronça.

- C’est quoi ce machin ? grommela Lissandru à l’égard de Karma.

- C’est un alcool typique de notre pays. Bois-le, cela va te plaire.

- Non, non, non ! Lissandru ne boit pas ! s’affola Fiona en forçant son frère à reposer le verre sur la table.

- Qui-a-t-il de mal à boire de l’alcool ? lui demanda son frère, circonspect.

- Tu te souviens ce que maman a dit sur l’alcool ? Que ça nous changerais en chameau !

- Hm… ça ressemble à quoi déjà un chameau ?

- Bah… ça un visage idiot et drôle, et de gros yeux, décrivit la fille, hésitante.

- Oh ! Je veux bien ressembler à un chameau alors !

- Non, non, non !

   La situation absurde et hilarante des deux enfants fit s’esclaffer Karma, qui se trouvait en face d’eux. Quelque monarque le dévisagea, mais le prince n’en tenait pas compte. Lissandru et Fiona avait toute son attention, et il se délectait de leur gaminerie, alors qu’ils avaient plus que le double de son âge. C’en était d’ailleurs très frustrant, de se dire que deux enfants qui ressemblaient à de véritable gosse, soit plus âgé que lui.

- Qu’est-ce qui te fais rire ? bougonna Fiona, vexée.

- Oh rien, rien. Ne faites pas attention à moi.

- Hm…

   Quelque chose dans les yeux de Fiona perturbèrent Karma. De la pitié ? Du dégout ? Il n’en savait rien, mais cela le blessait au plus haut point.

~ M ~

   La soirée des riches humains battait son plein.

   Partie se saouler comme un ivrogne, Lissandru avait trouvé son bonheur dans l’alcool. Fiona elle, peu enclin à cette boisson, s’entreprit d’aller apprécier le vent du soir. Elle se pencha sur le balcon, et observa de loin l’arène. Demain, tout se jouerait là-bas. Karma affronterait le dragon, mais il ne devait pas le tuer. Et elle devait le lui demander, car il n’avait pas l’air de vouloir coopérer avec eux. Tout cela pour un honneur familial ! Fiona n’en croyait pas ses ailes.

   Karma s’approcha de Fiona un instant plus tard. Il lui offrit un verre : pas de l’alcool, mais un jus de fruit exotique. Elle avait posé la même question que Lissandru la première fois qu’il lui avait tendu : c’était fou à quel point les deux jumeaux se ressemblait caractéristiquement ! Et ils étaient bien différents. Après tout, pourquoi Lissandru n’était pas un dragon, alors que Fiona, oui ? Karma ne croyait pas à l’histoire « d’une expérience qui aurait mal tourné et aurait transformé Fiona en dragonne ». C’était beaucoup trop gros.

- Ce doit être dur de se retrouver autour d’inconnus qui n’ont pour but que de détruire l’honneur familial, grommela Fiona en acceptant le verre.

- Tu m’ôtes les mots de la bouche. A vrai dire, ils sont bien plus effrayant qu’un dragon.

- Ah bon ?

- Oui. Les dragons ne cachent jamais leurs sentiments envers les humains. Chaque dragon que j’ai croisé n’a pas hésité à afficher la haine qu’ils avaient contre moi. Les humains eux, sont hypocrites : ils n’avouent pas leur cupidité et attendent le meilleur des moments pour poignarder leur victime dans le dos.

   Fiona répondit à sa remarque que par une gorgée de fruit.

- Si tu le dis, ronchonna Fiona après un bâillement.

- Pour toi, ne pas connaitre grand-chose des dragons ne doit pas être facile, la consola Karma.

- J’en connais, des choses. Mais parfois, mon espèce est flippante… et elle me déteste parce que je suis entourée d’humain. Ce n’est pas ma faute si j’ai grandi autour d’eux !

- Effectivement. Mais ils doivent le comprendre. Pour ça, ils ne t’en veulent surement pas, supposa-t-il dans une tentative de réconfort.

- Dis, Karma.

   C’était la première fois que Fiona l’appelait par son prénom. Avant, ce n’était que « prince ». Si elle avait employé ce terme-là, c’était qu’elle avait un truc très important à demander.

- Je t’écoute Fiona.

- Tu comptes vraiment tuer ce dragon ?

  Sa question effleura à peine les sentiments de Karma.

- Pour l’honneur, je le ferais.

- L’honneur, l’honneur ! Il n’y a que ça dans votre tête à vous, les riches !

   Elle planta ses yeux bruns et fâché dans les iris glacials de Karma, qui fut dérouté par ce changement brusque de personnalité. La fille-dragonne se rapprocha de lui. Il eut un mouvement de recul.

- N’as-tu pas un jour hésité avant de tuer un dragon ? S’exclama-t-elle.

- Si… mais je ne dois plus hésiter, sinon c’est moi qui mourrais, avoua-t-il, un peu désemparé.

- ça ne t’est jamais traversé à l’esprit de poser l’arme à terre et de déclarer forfait devant un dragon ?

- Non… je mour…

- Dans le code des dragons, si l’ennemi déclare forfait, on l’épargne ! L’interrompit la fille en le poussant de ses deux fines mains.

   Karma n’avait jamais entendu une règle pareille chez les dragons. Comme s’il allait croire que les dragons avaient un code d’honneur !

- Ne tues pas ce dragon, je t’en supplie, bredouilla la fille après hésitation.

- Excuse-moi, mais je crois avoir mal entendu…

- Pour l’amour du ciel, épargne la vie de ce dragon ! Si tu savais dans quel état il est déjà. Ce sera un jeu d’enfant pour toi de l’abattre.

- En effet. Avec les pouvoirs que me confère mon Dieu.

   Cette réponse figea Fiona. Donc il n’était pas au courant. Elle grogna, et Karma eut légèrement peur de sa colère.

- Tu pourrais me montrer deux minutes la statuette du lion ?

- Hm… si tu le souhaites.

   Le prince sortit de sa poche une statuette représentant le Dieu lion : Heléo. Fiona prit entre ses doigts la sculpture de bois et passa en revue tous les insignes écrits et dessinés sur le lion tout feu tout flamme. Elle s’arrêta sur une inscription astrale-féline. Elle ne la comprenait pas, mais deux petits mots attirèrent son attention.

- Hel et frod… murmura-t-elle tout bas.

- Tu comprendrais la langue astrale-féline ? s'étonna Karma qui reprenait la statuette pour lire les gravures. Tu sais ce qu’elles veulent dire ?

- « Âme en enfer ».

- Pardon ?

- « Âme en enfer ». Grosso-modo, l’âme qui détient la statuette est offerte aux enfers. Je crois Karma que…

   Le cœur de Karma s’arrêta.

- … que la statuette n’appartient pas au Dieu Heléo.

   Le monde se figea tout autour de Karma et de Fiona. Il ne pouvait pas le croire… l’objet que lui avait offert son père de la part de son Dieu était…

- Alors cette force… d’où vient-elle ?

- D’un imposteur… appelé « démon ».

   Il serait hanté par un démon qui se prendrait pour Heléo. Alors cette voix qui lui disait de tout assassiner, de dominer les Terres de Brumes, n’était pas celle de son Dieu.

- Je suis désolé Fiona, mais tu dois faire erreur, refusa d’admettre Karma en rangeant la statuette avec frénésie.

- Je sais ce que je dis !

- Comment une errante pourrait connaitre plus de chose sur un Dieu qui n’est même pas le sien ?! grogna-t-il, ses traits de visage extrêmement étirés. Tu dis tout cela pour me faire changer d’avis. Mais je tuerais ce dragon : je l’ai promis à mon père et, en échange, le trône sera à moi !

   Furax, le prince abandonnait la petite fille.

- Tu ne comprends pas Karma ! Ce démon n’est pas un Dieu parce qu’il a du pouvoir ! Il se nourrit de toi pour le pouvoir ! Ecoute je t’en prie ! tenta en vain la fille-dragonne, désespérée.

   La tentative de Fiona avait échoué. Autant pour sauver Karma des griffes du monstre qui régissait dans cette statuette, que pour sauver le dragon qui allait mourir le lendemain…

~ M ~

   Le jour s’était levé depuis maintenant cinq heures. Il était midi. L’arène bourdonnait telle une ruche d’hommes assoiffés de combat et de sang. Aucune femme, et seul les enfants garçon, amené par leur père, pouvait admirer le combat qui allait se préparer. Les spectateurs étaient protégés par des barrières de métal et du verre, et pouvait se délecter de l’affrontement en toute impunité.

   Le roi avait la meilleur place ; et comme Karma avait réussi à négocier, Lissandru eut un siège à son côté. Le petit garçon était mal à l’aise en présence du roi, qui le scrutait de temps à autre d’un mauvais œil. A deux sièges du roi, Maxime s’installait, et en apercevant Lissandru, il lui sourit. Le petit garçon eut du mal à lui rendre la pareille. Plusieurs monarques siégèrent autour d’eux, s’éventant sous le chaud soleil de midi. Lissandru fixait le centre de l’arène avec grande frayeur. Quel genre de dragon allait débarquer dans le centre du terrain sablonneux ? D’après Fiona, il était déjà blessé et était plus que furieux. Mais avec les cris et les grosses voix des hommes autour de lui, il n’entendait pas les grondements du dragon.

   Dans les coulisses de l’arène, Fiona observait de loin Karma se vêtir de son armure de fer. L’emblème du lion Heléo était gravé sur sa poitrine au niveau du cœur, et hurlait de fierté. Le prince attrapait ensuite le fourreau de son épée pour l’accrocher à sa hanche, et placer son arc et ses flèches dans son dos. Il empoigna ensuite la statuette.

- Ne me regarde pas comme ça, Fiona, grogna-t-il en se tournant vers la fille, quoi que tu en dises, j’achèverais ce dragon, que tu le veuilles ou non.

- Tu n’hésites pas à le dire. Cela veut dire que tu n’es plus humain, murmura-t-elle, en détournant le regard.

- Je n’ai rien à gagner de ta part. Je ne vois pas en quoi je devrais écouter une inconnue.

Tu as raison sur ce point-là…

- A moins que l’on puisse négocier, toi et moi, continua Karma.

   Il se rapprocha d’elle.

- Si j’épargne ce dragon, accepterais-tu de rester ici ?

- Quoi ? Mais pourquoi je devrais…

-…

   Karma ne put répondre à sa question. Le prince ne semblait pas vraiment pourquoi il lui demandait cela.

- Ne veux-tu pas vivre… avec moi ? Hasarda-t-il, sans la regarder.

   La fille, déboussolée, secoua la tête de gauche à droite comme une folle. Elle ne pouvait pas accepté un tel marché, cela lui était impossible.

- Mon frère et moi, on doit retrouver maman au plus vite… répondit-elle.

- Vous serez bien triste d’apprendre que votre mère vous a abandonné, grommela le prince en la quittant.

- Notre maman ne nous a pas abandonné ! Tu ne peux rien dire sur ce point-là.

- Toi et ton frère, vous aviez le même discours, ricana-t-il avant de finalement redevenir sérieux, je ne peux rien en dire hein ? Alors si je ne peux pas me mettre à ta place, toi non plus, tu ne peux pas te mettre à la mienne.

   Son timbre froid et distant fit crisper les mains de Fiona. Elle en était bien consciente sur ce point-là ; mais Karma ne comprenait pas. Il l’abandonna dans les coulisses, en entrant après la nomination de son titre dans l’arène, prêt à se battre contre le dragon. Fiona le regarda luire aux rayons chauds et persistants du soleil, une main sur son épée, une autre qui agrippait fermement la statuette du faux Heléo.

Je ne me mets pas à ta place, parce que je ne peux pas… Je me mets plutôt à la place du dragon qui souffre des hommes, et que tu t’apprêtes à déloyalement assassiner pour ton égoïsme.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Lyncas Weiss ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0